Présentation

La dernière séquence du film vient clore des lignes narratives ouvertes pendant le récit, du point de vue thématique et dramatique. Point d’aboutissement du voyage la dernière séquence permet au spectateur de mesurer l’abîme séparant les rêves américains d’une d’une réalité d’une violente crudité.

Proposition d’activité
Relever les éléments (cadrages, lumière, bande sonore) qui définissent l’usine comme un lieu de coercition, en contradiction avec le « rêve américain » des personnages.


Aux portes du rêve américain

Le premier plan de la séquence, habilement composé en jouant avec la profondeur de champ, montre au premier plan Juan en plan américain, les mains accrochées à un grillage qui traverse le champ de part en part. À l’enfermement initial dans l’environnement oppressant du bidonville succède celui qui s’impose au terme du voyage, et matérialise la distance entre Juan et son rêve. Celui-ci d’ailleurs vient buter sur un arrière-plan qui montre (et laisse entendre sur la bande son) un paysage industriel (après que l’on a vu peu de temps auparavant un échangeur autoroutier) qui n’a rien à voir avec l’Amérique de carton-pâte devant laquelle les personnages se sont fait prendre en photo au début du récit. La présence de deux drapeaux américains fonctionne ici de façon tristement ironique.





Le travail à l’usine

Un raccord sonore permet de compenser une ellipse temporelle et de passer de l’extérieur à l’intérieur de l’usine, où le bruit lancinant de machines et d’outils occupe toute la bande son. La chute est brutale, car Juan travaille désormais dans un atelier ultramoderne de conditionnement de viande qui est filmé pendant 17 plans. Le décor est métallique et glacial, les employés sont vêtus de blouses de laboratoire, de masques et de casques, et ils s’affairent à dépecer et découper par des gestes très rapides des carcasses et morceaux de viande qui sont déversés en continu par des tapis roulants mécanisés. À partir du 3e plan qui montre Juan en plan américain observant la scène en retrait le long d’un mur gris comme les tables de découpe de la viande, une musique déchirante jouée au violon vient remplacer le bruit initial : c’est l’une des très rares occasions dans le film où intervient une musique non diégétique, qui vient ici renforcer l’impression de monstrueuse étrangeté qui se dégage de la séquence (le bruit des machines à l’arrière-plan sonore lui donne en outre un rythme entêtant).

La séquence est structurée en champ-contrechamp, afin que le spectateur adhère au point de vue de Juan qui observe ce qui se passe, le visage grave et comme incrédule. Difficile de ne pas voir dans cette séquence une représentation critique du sort réservé par les États-Unis aux migrants et au vivant en général, notamment dans le plan montrant Juan cadré en pied dans ses vêtements trop grands, entre des carcasses de viande graisseuses : le personnage est ainsi visuellement assimilé à cette viande destinée à la consommation. Un pas supplémentaire est franchi dans l’abjection avec la représentation des monceaux de viande sont mis au rebut par pelletées entières. Lorsque l’équipe principale va se laver les mains une fois le travail terminé, la traduction en espagnol de l’avertissement « Hot Water/Agua Caliente » rappelle que ces tâches sont largement assumées par des migrants.




Le cauchemar américain

Toujours au son de la musique, une fois les travailleurs partis, le décor franchit un pas supplémentaire dans la déshumanisation puisqu’il est filmé sans les ouvriers, avec des restes de chair et de graisse maculant les postes de travail. Lorsque Juan entre dans le champ par la droite, nous découvrons qu’il occupe dans cette usine la plus subalterne des missions car il est affecté au nettoyage, saisissant les rebuts à quatre pattes sur le sol. La musique marque plusieurs pauses à ce moment, pendant lesquelles plus aucun son n’est audible, ce qui renforce l’impression de déréalisation et de cauchemar éveillé qui se dégage de cette séquence qui semble flotter en dehors du réel, bien cachée derrière ses murs et ses grillages.

Cela suggère en outre que le rêve américain d’opulence et de consommation repose sur un décor occulte qui a tout d’un authentique cauchemar, comme le montre le plan en plongée sur une bassine rosâtre remplie de morceaux de viande et de graisse jetés pêle-mêle, que Juan ramasse à même le sol et balaye comme des détritus. Tandis qu’il les jette dans une grande cuve, des ouvriers continuent de conditionner de la viande à l’arrière-plan : les entrailles de la société américaine se repaissent sans répit de ces montagnes répugnantes de chair morte. Pendant toute cette partie de la séquence, la caméra reste aux côtés de Juan qui évolue dans la plus grande solitude, sans aucune interaction avec les autres travailleurs.



Rêves d’or et de neige

Après que Juan a quitté le champ par la droite, une ellipse nous conduit en dehors de l’usine : il fait nuit, il neige et l’horizon est totalement noir, ce qui contraste avec la journée d’été ensoleillée par laquelle Juan est arrivé à l’usine au début de la séquence. Cette atmosphère nocturne et glaciale renforce le sentiment morbide qui marque ce dénouement et la trajectoire de Juan. Toutefois, lorsque celui-ci sort de l’ombre et entre dans le champ, la musique se transforme en une succession mélancolique d’accords joués au piano qui accompagnent les pas du protagoniste se rapprochant de la caméra jusqu’à être cadré en plan rapproché en train de regarder vers le ciel.

Le plan suivant, un plan d’ensemble dans lequel Juan est cadré de dos, permet de comprendre grâce au raccord regard ce que Juan est en train d’observer : les flocons de neige qui tombent du ciel, éclairés par un lampadaire. C’est sur l’image poétique de ces flocons que se conclut le récit, dans un plan dont la douceur ouatée permet de compenser quelque peu la violence qui lui a précédé. Juan est parvenu à réaliser le rêve de Chauk, maintes fois réitéré : voir la neige, « taiv », bien loin de son bidonville centre-américain. Une forme de réussite douce-amère, envers et contre tout.