Une brève histoire d’amour
En un peu plus d’une minute, seulement cinq plans et sans une ligne de dialogue, Steven Spielberg parvient à mettre en scène une rencontre amoureuse et à tracer le programme narratif de la séquence. Le premier plan présente un travelling latéral qui fait défiler à l’écran des jeunes gens participant à une fête nocturne sur la plage. Il condense tous les clichés de ce genre de scène : la musique jouée autour d’un feu de camp (harmonica et guitare), la consommation d’alcool et de cannabis, et surtout une succession de flirts qui préparent celui de Chrissie et de Tom. Lorsque ce dernier entre dans le champ à la fin du travelling, il attire notre attention à la faveur de trois détails savamment mis en place. D’abord, son apparition dans le champ coïncide avec un changement de mise au point entre l’arrière-plan et l’avant-plan, qui souligne une rime visuelle : à l’arrière-plan, une jeune fille fait boire son petit ami en tenant son gobelet, tandis qu’à l’avant-plan Tom porte également le sien à ses lèvres. Puis, après avoir bu une gorgée, il émet un rot qui ponctue l’arrêt sur lui du mouvement d’appareil. Enfin, tout en fumant, il porte un regard insistant vers le hors-champ, ce qui appelle l’apparition d’un contrechamp.
De fait, les trois plans suivants répondent à cette logique en introduisant un jeu de champs-contrechamps entre Tom et Chrissie qui, en un échange de regards et de sourires, scellent leur rencontre amoureuse. Dans le cinquième plan (un plan large en plongée sur l’ensemble du groupe, pris depuis la dune), Tom peut donc s’approcher de Chrissie et entamer une conversation avec elle (que nous n’entendons pas), avant que tous deux se lèvent pour s’éloigner des autres. Ainsi, de l’expression du désir entre les personnages à leur passage à l’acte, il n’y a qu’un raccord, qui mérite qu’on y prête attention : à la fin du plan 4, Chrissie détourne ostensiblement son regard de Tom pour le porter vers sa droite ; or, on découvre au début du plan 5 ce qu’elle vient de regarder dans le hors-champ du précédent : la mer, qui figure ici une double promesse, celle de la baignade amoureuse pour les personnages et celle de la mort imminente aux yeux du spectateur – qui sait, lui et lui seul, grâce au plan sous-marin ouvrant le film, qu’une force menaçante évolue dans l’eau.
Suspense et double sens
C’est précisément sur cette différence de savoir entre le spectateur et les personnages que repose le suspense (nous nous inquiétons d’un danger qu’ils ignorent), mais aussi le double sens de la séquence : désormais, la course-poursuite amoureuse sur la dune signifie aussi une précipitation vers la mort, et les planches irrégulières de la palissade derrière laquelle courent les amants préfigurent la mâchoire du requin qui se refermera bientôt sur Chrissie ; désormais, l’impuissance de Tom, qui s’écroule sur le sable, incapable de se déshabiller pour rejoindre la jeune fille dans l’eau, libère la toute-puissance vorace de la bête ; désormais, le spectateur est invité à comprendre que, selon une célèbre formule hitchcockienne, la scène de meurtre sera filmée comme une scène d’amour.
L’érotisation de l’attaque meurtrière
Et c’est bien ce qui se passe dans le dernier mouvement de la séquence – de deux manières : d’une part, à travers une forte érotisation du corps de Chrissie dans les plans où elle plonge et nage dans la mer, et tout particulièrement dans celui qui est filmé du point de vue du monstre juste avant l’agression ; d’autre part, grâce au montage alterné entre les assauts répétés du requin (qui tire sa victime hurlante sous l’eau, puis d’un coté et de l’autre du cadre) et l’image de Tom allongé sur la plage, l’écume des vagues venant lécher ses pieds, tandis qu’il répète « I’m coming ! I’m coming ! » en une évidente allusion à l’orgasme. Ainsi, lorsque tout est consommé, que Chrissie s’est évanouie dans les flots, que Tom s’est endormi sur la plage, et que la mer a retrouvé son calme, seuls les derniers tintements de la cloche fixée sur la balise à laquelle s’accrochait désespérément la victime font entendre la trace d’une quête de plaisir muée en cauchemar.