L’Étrange Créature du lac noir de Jack Arnold (1954)
C’est à une modeste série B des années cinquante que l’on doit la plus mémorable trouvaille visuelle du film de Spielberg, à savoir les plans sous-marins filmés du point de vue du requin et donnant à voir la silhouette érotisée de sa future victime dans la séquence d’ouverture. Ils trouvent en effet leur origine dans L’Étrange Créature du lac noir de Jack Arnold, dont l’action se situe au cœur de l’Amazonie et confronte les membres d’une expédition scientifique à une créature amphibie préhistorique.
Dans une scène d’une exceptionnelle beauté, l’héroïne de ce film, interprétée par Julie Adams, se livre à un étonnant ballet aquatique avec le monstre mi-homme mi-poisson, tout en ignorant concrètement sa présence dans l’eau. Plusieurs plans en contre-plongée et en contre-jour révèlent alors le point de vue de la créature, visiblement envoûtée par la jeune femme. En reprenant ces images, la mise en scène des Dents de la mer substitue donc la voracité du requin à un improbable regard amoureux, mais elle n’en expose pas moins la grâce d’une nageuse innocente à la menace d’un désir animal – et elle retrouve quelque chose de la photogénie du noir et blanc dans la palette bleutée de sa nuit marine.
Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock (1963)
Qu’il s’agisse du développement du suspense, du traitement de la musique ou de la reprise de certaines grandes formules stylistiques, l’œuvre d’Alfred Hitchcock constitue, à l’évidence, la référence majeure des Dents de la mer. Et son argument narratif même – l’attaque, sans explication rationnelle, d’une petite communauté isolée, par un animal qui semble doué d’une volonté malfaisante – évoque clairement celui des Oiseaux (1963), où des centaines de volatiles s’en prennent sans raison apparente aux habitants de Bodega Bay. La scène au cours de laquelle Hooper découvre, sous l’eau, la tête du pêcheur Ben Gardner, dont un œil a été arraché, ne manque d’ailleurs pas de faire allusion à celle du film d’Hitchcock dans laquelle Lydia Brenner (Jessica Tandy) se trouve confrontée au visage énucléé de son voisin Dan Fawcett.
Les Dents de la mer : la découverte du cadavre sous-marin
Ainsi, les deux séquences suivent la même progression dramatique en trois temps : l’exploration d’un espace inquiétant (la cuisine et la chambre dévastées chez Hitchcock, l’obscurité sous-marine et l’épave du bateau chez Spielberg) ; le face-à-face avec le visage défiguré du cadavre, qui provoque un « cri muet » (Lydia perdant sa voix sous l’effet de la sidération et l’eau étouffant celle de Hooper) ; puis la fuite apeurée et désordonnée, brièvement interrompue par un gros plan sur le personnage tentant de reprendre son souffle (lorsque Lydia sort de la maison et lorsque Hooper sort de l’eau). C’est une autre référence, picturale cette fois, qui passe alors d’un film à l’autre : Le Cri (1893) d’Edvard Munch, célèbre tableau expressionniste qui fait silencieusement hurler ensemble l’homme et la nature.