Survivance des indépendants
– par Raphaël NieuwjaerLa Vallée (Ghassan Salhab, 2014).
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La Vallée, de Ghassan Salhab, sera à l’affiche du Café du 4 au 24 mai. Pour l’occasion, nous avons décidé d’interroger Guillaume Morel, co-fondateur de Survivance avec Carine Chichkowsky et distributeur du film, à propos de son métier et, plus généralement, de l’état de la « petite » distribution indépendante en France.
Comment avez-vous découvert La Vallée ? Comment les négociations pour l’achat des droits se sont-elles déroulées ?
Guillaume Morel : J’ai découvert le film en 2015 avec mon associée Carine dans une salle de Postdamer Platz, lors du festival de Berlin. Je peux même vous dire que la projection commençait à 8h30. Nous étions venu accompagner une de nos productions, La Nuit et l’Enfant de David Yon. David Yon et Cécile Tollu-Polonowski (qui travaillait pour le festival) nous avaient aiguillés vers le film de Ghassan Salhab au sein de la sélection fournie du Forum. C’est une des grandes joies du métier que de découvrir un film dont on ne sait que peu de choses et d’avoir la certitude, une fois la projection finie, de vouloir le distribuer. Le film nous avait sortis de notre torpeur matinale par sa puissance politique, sa convocation des formes cinématographiques, ses ruptures de tons…Les droits ont été acquis peu de temps après le festival selon un accord très sain qui permet au distributeur de ne pas se ruiner et aux ayant-droits de récupérer de l’argent si le film marche suffisamment. Je crois que Ghassan Salhab avait aussi l’envie de travailler avec nous.
Quelle place ce film occupe-t-il dans votre catalogue ?
G.M. : Aucun film n’occupe une place particulière en termes de priorité économique par exemple, ce qui veut dire très concrètement que nous investissons toujours la même somme d’argent, à peu près, sur chaque film – mise à part peut-être notre première sortie, Mundane History, pour laquelle nous étions très prudents. Nous croyons aux films toujours avec la même intensité, même si nos moyens sont limités et que les retombées économiques sont au final très différentes. Sinon, esthétiquement, chacun occupe une place singulière, parce qu’à chaque fois il s’agit de films très différents, que nous aimons pour des raisons assez diverses, sans trop de dogmatisme. A posteriori, cependant, je pense que nos films dialoguent beaucoup dans leurs manières de penser le politique au sein de la fiction et d’une forme purement cinématographique, sans étendard. Cela se perpétuera étrangement encore avec notre prochaine sortie, Court (En instance), film à la colère froide, presque analytique.
NOS FILMS DIALOGUENT BEAUCOUP DANS LEURS MANIÈRES DE PENSER LE POLITIQUE AU SEIN DE LA FICTION ET D’UNE FORME PUREMENT CINÉMATO-GRAPHIQUE, SANS ÉTENDARD.
La Vallée a été réalisé en 2014. Il est sorti durant le premier trimestre 2016. Mundane history avait mis plus de temps encore pour arriver sur les écrans français, puisque réalisé en 2009, il n’avait été diffusé en salles qu’à partir de janvier 2013. Pourquoi un tel délai ? Pourriez-vous expliquer ce qui se passe concrètement durant cette période ?
G.M. : Parfois un film se découvre tardivement par rapport à sa finition – d’autant plus lorsque le distributeur n’est pas entré dans le financement du film, ou que celui-ci n’a pas été programmé dans de gros festivals dont les sélections déclenchent facilement la signature d’un contrat de distribution. La Vallée a été montré à Toronto fin 2014, je l’ai découvert en 2015 à Berlin. Il y a ensuite l’accord à finaliser, les éléments techniques et artistiques à rassembler, ce qui peut prendre du temps. Il faut travailler sur les affiches, le sous-titrage. Après cela, il faut commencer le travail avec les salles et les associations entre six et quatre mois avant la sortie en salles. Tout cela repousse les dates de sorties, surtout pour les petites structures.
Vous vous occupez du matériel promotionnel. Avez-vous cherché à créer un style visuel propos à Survivance, pour les affiches ou les bandes-annonces par exemple ?
G.M. : Pour les DVDs, nous essayons d’avoir un style commun à tous qui donne le sentiment d’une collection. Ce n’est pas le cas pour nos affiches de sorties en salles – notamment parce que, nos sorties étant très espacées, il est de toute façon impossible pour le spectateur de faire le lien. Par contre, et c’est peut-être un tort, j’essaye que les affiches soient les plus fidèles au film et les plus belles possibles – parfois peut-être au détriment de l’impact marketing. Mais bizarrement, une affiche atypique peut avoir plus d’impact à notre échelle. Ce fut le cas pour L’inconnu du Lac par exemple. Au revoir l’été était dans ce sillage. Je fournis toujours aussi aux salles des plaquettes qui laissent une certaine place à la parole et la pensée du cinéaste. C’est mon seul mot d’ordre. Pour les bandes-annonces, des propositions assez radicales, presque sans parole, venues du réalisateur ou du producteur comme pour Mundane History ou Les Bruits de Recife, peuvent très bien fonctionner. C’est un outil de vente, mais il ne faut pas que cela mente au sujet du film, que ça ne fasse pas dans la surenchère. Il serait beau d’avoir des bandes-annonces qui soient des propositions de cinéma presque à part entière – comme celles de Godard ou celle de Cavalier pour Le Filmeur. Mais parfois cela rassure d’être plus classique et d’entrer dans le rang. On s’autocensure peut-être à tort.
Quelle stratégie de distribution avez-vous mise en place pour ce film ? Etait-elle différente de celle utilisée pour d’autres films, notamment Les Bruits de Recife ?
G.M. : La stratégie a été la même que pour Les Bruits de Recife : essayer, avec des moyens réduits, que le film soit identifié au mieux par un public susceptible d’être intéressé. Cela implique de toucher le réseau cinéphile et associatif, et de cibler les salles qui sont sensibles à des propositions de cinéma franches et n’ont pas d’a priori vis-à-vis des sorties trop vite estampillées « petites » ou « non porteuses ». En quoi Les Bruits de Recife, Au revoir l’été et La Vallée seraient de petits films ?
On pourrait dire qu’un « petit film » est un film distribué par un « petit distributeur ». Il y a là un cercle dont il est difficile de sortir, et que vous évoquez d’ailleurs dans votre texte « La distribution, un beau souci ». Par quoi faudrait-il commencer pour essayer d’en sortir ? Est-ce un souci de communication entre distributeurs et exploitants ?
G.M. : Oui c’est un cercle vicieux. J’ai dû mal à cerner et comprendre le problème moi-même. J’ai l’impression que nos films (ceux de Survivance mais aussi de beaucoup de distributeurs) sont jugés comme ne pouvant pas intéresser grand-monde alors que mon goût le met à la même hauteur que, par exemple, un film cannois qui va réunir facilement 100 000 ou 200 000 entrées. La puissance économique du distributeur joue beaucoup dans l’accès aux salles des films. C’est normal, nous sommes dans un marché, mais la différence d’accès des films au public continue de me surprendre et de m’agacer. Le fait est que je n’ai pas la capacité d’imposer un film, contrairement à une major ou un gros distributeur qui peut faire jouer ses autres films ou son investissement marketing dans la négociation avec les salles, ou les rassurer. Partant de ce postulat, et c’est ce que j’essayais de dire dans mon texte, autant fonctionner aux sentiments avec les films qu’on choisit. Dans tous les cas, on ne pourra en effet pas faire « de coup » sur une sortie. Pour s’en sortir, je n’ai pas de solution. Je pense parfois à des clauses de diversité dans les Multiplexes. Les obliger par exemple à montrer les films soutenus par l’ACID et le GNCR, ou le CNC. Mais ce serait donner beaucoup de poids aux labels et affaiblir les salles de recherche et d’art et essai. La solution n’est pas évidente. Il faut espérer garder un réseau suffisant d’indépendants qui visionnent les films et qui puissent les aimer assez pour les projeter en dehors de toute considération économique. En France, on n’a pas trop à se plaindre. Parfois la communication avec les salles est très bonne, parfois catastrophique, cela varie beaucoup d’un film à l’autre. Pour La Vallée, je n’ai pas réussi à transmettre assez d’enthousiasme.
Le cinéaste a-t-il selon vous un rôle à jouer dans cette étape de la distribution ?
G.M. : Oui, il est de plus en plus crucial. Ghassan Salhab étant français et libanais, anciennement parisien, il était facile pour lui d’être à Paris pour accompagner la sortie. Mais la programmation et la combinaison de salles ont été fixées si tard, et les séances étaient si rares, que nous n’avons pas pu mettre en place l’accompagnement idéal pour ce film.
Dans votre texte, vous citez comme exemple d’un film qui a réussi à dépasser son statut de « film de niche », Homeland. Or, il semble que ce succès repose pour partie sur un modèle difficilement reproductible : l’investissement total de son réalisateur, Abbas Fahdel, dans l’accompagnement de son film. Il l’a présenté des dizaines, pour ne pas dire des centaines de fois, partout à travers le monde et dans chaque ville de France. La question que l’on peut se poser est alors la suivante : un film de ce « genre » (genre impossible à définir, j’en conviens, ou de manière trop extérieure) constitue-t-il en soi un spectacle suffisant pour amener les gens en salles ? Ne faut-il pas envisager autrement ce qu’est une séance de cinéma ? Le dispositif tel qu’il existe aujourd’hui, avec son unique long-métrage, est de fait tardif dans l’histoire de l’exploitation.
G.M. : Les outils mis en place pour la distribution de Homeland sont assez classiques, mais ils fonctionnent. Hélas, ils ne sont effectivement pas toujours reproductibles. Le succès du film repose aussi sur beaucoup d’autres facteurs : son sujet, sa forme en contre-point de celle des reportages, la rareté des images « justes » venues d’Irak. Il est facile à comprendre a posteriori mais tout aussi difficile à anticiper. Je pense que c’est l’enjeu de la distribution indépendante que de pouvoir s’adapter : parfois, il est bon que le film soit programmé quatre séances par jour dans une salle, et parfois la séance seule ne suffit pas. Il faudrait penser à des programmations thématiques, des présentations, des mini-festivals. Cela ne peut se faire cependant que dans un temps long qui n’est pas la norme actuelle de la programmation. Parfois on manque aussi d’idées du côté du distributeur.
Quelle est la part des séances non-commerciales (festival, évènement institutionnel,…) dans la vie d’un tel film ?
G.M. : Elle varie beaucoup d’une sortie à une autre. La Vallée a sûrement été mieux exposé, vu, en festivals que lors de sa sortie en salles, qui a été très dure. Pour Les Bruits de Recife, la sortie en salles a permis au film de prendre encore une autre envergure en dépassant le cadre festivalier. J’ose espérer que La Vallée pourra, dans quelques temps, être de nouveau découvert dans les cinémathèques, les institutions, les médiathèques, dans le cadre de projections gratuites ou de programmations thématiques. C’est un réseau non-négligeable pour un distributeur. Du point de vue du producteur, je pense que les séances non-commerciales, à savoir la diffusion du film partout dans le monde dans le cadre de programmations spéciales ou de festivals, sont presque devenues un enjeu plus important qu’une sortie commerciale en salles, tant cela devient dur de sortir ou de faire sortir des films d’auteur. Tant, aussi, le retour sur investissement d’une sortie est compliqué. Cela dit, une sortie en salles, même restreinte, garde une aura particulière. C’est le moment de la validation critique. Le film devient alors autre chose qu’un objet de festival. En cela, je crois qu’elle reste importante pour les réalisateurs et les producteurs, puisqu’on fait tout de même des films en pensant qu’ils peuvent être vus par tout le monde, hors festival.
Ce n’est pas tant le rituel du mercredi qui est à repenser que l’exposition des films, qui devrait se faire davantage dans la durée.
La sortie nationale du film, malgré une bonne presse, a été difficile. Pensez-vous que ce rituel du mercredi, dans un marché saturé, soit encore la formule la plus adéquate ?
G.M. : Il est certainement à repenser mais je dirais que l’inertie est trop forte. Le poids de l’industrie est trop lourd. Ce n’est pas tant le rituel du mercredi qui est à repenser que l’exposition des films, qui devrait se faire davantage dans la durée – notamment pour les films qui ne bénéficient pas d’un distributeur puissant ou qui n’ont pas été fléchés par Cannes. Il faudrait pouvoir travailler suffisamment ces films en amont et en aval, en relation avec les salles, artisanalement. Mais cela n’est pas possible quand le sort d’un film se décide quelques jours avant sa sortie seulement.
Récemment, Thierry Lounas se plaignait du sort réservé à Kaili blues, que sa société Capricci distribuait, dans les salles indépendantes parisiennes. Y a-t-il un souci particulier avec les indépendants ?
G.M. : A part Mk2, je n’ai accès qu’aux indépendants donc je ne peux pas dire pas que le problème vient d’eux. L’accès aux salles est compliqué dans tous les réseaux. Le problème est global.
La critique n’a-t-elle pas également un rôle à jouer, quant au rythme d’accueil des films ? Il semble que tout le monde se cale sur la même vitesse ou presque, que ce soit la presse ordinaire ou les revues en ligne – a priori plus libres dans leur emploi du temps.
G.M. : Oui, ce qui attriste beaucoup c’est (l’expression est déjà triste) « la durée de vie des films ». On sort un film, tous les articles paraissent et la semaine d’après, ils ont déjà été recouverts par d’autres films et d’autres articles. Le spectateur peine à suivre. Et pour le distributeur, qui travaille un an sur une sortie, c’est abrupt. Je caricature parce que beaucoup de films ont des carrières en salles assez longues, même si ce ne sont pas des énormes succès. Au revoir l’été par exemple. Je pense que c’est la salle qui peut faire le contre-point de ce rythme accéléré. En décidant de tenir un film sur la longueur, ou en le reprenant plus tard, en le montrant en décalé dans le cadre d’une programmation particulière par exemple. C’est pour cela que le temps de la sortie d’Homeland m’a paru très singulière. Les articles sont venus très tôt puis on a senti que le film a continué à travailler les journalistes, les critiques, après sa sortie. Ce temps est rare dans la distribution.
La profession ne souffre-t-elle pas à la fois d’un excès de concentration, et d’un excès de dispersion ? Des formes d’associations entre petits distributeurs indépendants seraient-elles envisageables afin de peser davantage dans les négociations avec les exploitants ?
G.M. : Des syndicats existent déjà, comme le SDI (Syndicat des Distributeurs Indépendants) par exemple. Des associations seraient souhaitables mais elles sont difficiles à concevoir et à mettre en pratique parce que chacun travaille un peu le nez dans le guidon et que le temps de la réflexion manque. Chacun tient aussi à son indépendance. Je ne sais pas si en s’alliant d’une manière ou d’une autre on aurait plus de poids. Je ne suis pas très optimiste. Ce n’est pas certain mais cela permettrait sans doute d’autres choses.
Comment envisagez-vous votre activité de production, notamment dans son rapport à la distribution ?
G.M. : Nous commençons tout juste à réfléchir sur la distribution des films que nous avons produits. Nous avons distribué Seuls, ensemble de David Kremer que Carine, mon associée, a produit. C’est un très beau film qui se déroule sur un chalutier-usine partant en Mer de Barents pour des campagnes de pèche qui durent de quatre à six mois. Le film décrit le microcosme et le travail de ces pécheurs-ouvriers. C’était une distribution particulière. Le film a beaucoup été montré en Bretagne en avant-première dans le cadre du Mois du Documentaire grâce à des associations de cinéma. La sortie s’est faite dans une salle à Paris et le film re-circule en Bretagne. Nous réfléchissons aussi à une manière de sortir La Nuit et l’Enfant de David Yon, que nous avons produit, mais en travaillant sur une distribution alternative où chaque séance ou presque serait accompagnée.