Everybody wants some !!, de Richard Linklater
– par Jean-Marie SamockiEverybody wants some !! (Richard Linklater, 2016).
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Après « D’une fête l’autre », de Raphaël Nieuwjaer, Jean-Marie Samocki revient sur le nouveau film de Richard Linklater.
Après la réussite, unanimement reconnue, de Boyhood, Everybody wants some !! crée une attente légitime. Linklater est un cinéaste discret, à l’œuvre à la fois protéiforme et étrangement constante, d’une grande fidélité à elle-même et son travail a habitué le spectateur à la reprise de séries et de variations, donnant une grande stabilité à ses thèmes et à sa mise en scène. Il est cependant difficile d‘anticiper la déflagration que crée le début d’Everybody wants some !! et que la suite du film ne démentira jamais. Linklater avait déjà filmé l’univers du campus et les relations au sein d’un groupe. Dazed and Confused arrivait à dresser le portrait d’un groupe en évitant la mélancolie ; Rock Academy était structuré autour d’un personnage d’enseignant interprété par jack Black ; mais Everybody wants some !! étend tout son récit aux dimensions triviales et amicales d’une communauté presque exclusivement masculine, préoccupé par le sexe et la légèreté. Le personnage de Matthew MacConaughey dans Dazed and Confused possède déjà une forme de démesure et de vulgarité burlesque, mais ici tous les personnages sont happés par ce vortex et aucun ne peut résister à l’attraction de la caricature et d‘une forme de vulgarité surjouée. Là où l’œuvre de Linklater s’épanouit facilement dans une mélancolie existentielle plus ou moins angoissée, qui oblige les personnages à remettre en question leur lucidité et leur rapport au réel, Everybody wants some !! paraît volontairement mettre la subtilité de la distance à soi entre parenthèses pour dilater des instants sans enjeu dramatique.
La difficulté qu’impose le film, et qui stupéfie le regard pendant tout le début du film, au moins jusqu’au moment où le spectateur comprend que la trivialité assumée correspond au projet fondateur de Linklater, est finalement une difficulté d’ordre critique. Comment comprendre ce film qui met à mal l’image facile d’un réalisateur indépendant dont l’œuvre, fondée sur les variations et les reprises, s’apparenterait aux réflexions formelles d’un Hong Sang-soo, par exemple ? La réaction immédiate est de la placer en contradiction avec les films récents : ce n’est pas difficile, il suffit de penser à la fin de Boyhood, où l’entrée à l’université est rattachée à des personnages sensibles, discrets, qui recherchent un espace pour développer leur sensibilité artistique. Everybody wants some !! est construit, au contraire, sur des personnages absolument extravertis, dévoués à la compétition sportive, et dont l’intérêt pour le langage correspond à une quête d’inventivité et de séduction, et non de réflexion, d’imagination ou de vérité. Mais cette interprétation n’est pas très convaincante : elle réduit ce film à l’application d’une méthode. Or, chaque plan témoigne d’une composition et d’un travail de mise en scène qui convainc facilement de l’application et de l’investissement d’un cinéaste pour lequel il n’y a pas de mauvais sujets, ni de personnages ingrats.
Il existe pourtant dans l’histoire du cinéma quelques films auxquels j’ajoute volontiers celui-là. Ils ne sont pas nombreux, tant l’aimantation auteuriste est puissante et tend à nier la notion de marge et à valoriser la reconnaissance esthétique. Il fait partie de ces films qui ne ressemblent pas à ce qu’on s’imagine de leur auteur. Ce sont des films qui ressemblent souvent à des œuvres secrètes où leur auteur soit expérimente une situation que le plus souvent il a négligée (M. et Mrs Smith d’Hitchcock : une comédie fondée sur la notion de fidélité, qui met totalement à distance la naissance du soupçon), soit mène à bout la logique de sa fiction (Alice ou la dernière fugue : un film fantastique, volontiers dissonant, qui cherche à désintégrer son récit, très loin des fictions balzaciennes qui pouvaient être typiques de Chabrol). Ces films, sans pouvoir du tout prétendre occuper la notion de centre, sont des révélateurs prégnants d’un projet étrange. Il serait cependant hâtif de faire d’Everybody wants some !! la révélation d’un goût pour la provocation et la trivialité. En revanche, il témoigne d’une forme de personnalité qui invite à comprendre autrement les motifs de Linklater et à apprécier, grâce au détour par la trivialité, son goût de la mélancolie de manière inédite. (L’exemple le plus proche serait celui de Kitano, qui fait Getting any ?, une farce énorme, un hymne au mauvais goût et à l’inadmissible après le regard hypersensible de A Scene at the Sea et le tragique distendu de Sonatine.)
Everybody wants some !! cherche à exprimer la nostalgie pour la jeunesse perdue sans déploration, ni insistance sur le caractère irrémédiable de la perte.
Everybody wants some !! est un film de maturité qui cherche à exprimer la nostalgie pour la jeunesse perdue sans déploration, ni insistance sur le caractère irrémédiable de la perte. Il frappe par le calme et la précision solaire des situations, par le passage entre des moments comiques proches du cartoon et une respiration ample du plan, qui amène calmement la contemplation émue d’instants élégiaques. Le trivial n’est pas une modification superficielle du récit. Il est au contraire le pivot d’une recherche du souvenir et du passé qui refuse la position de la déploration, comme celle de la déliquescence. Linklater filme le burlesque comme une euphorie de la jeunesse.
On pourrait encore interpréter le film comme une parenthèse, une manière de s’approprier un matériau différent, et de l’investir peu à peu pour pouvoir y proclamer ses obsessions propres. L’opposition entre le début et la fin prête le flanc à cette lecture. On commence par l’entrée dans un univers au bord de l’effondrement (une maison destinée à la colocation) et on termine par des scènes modestes, sereines, où un homme et une femme se plaisent en parlant de mythologie et en regardant avec joie les frémissements de leur corps et de leur désir. L’opposition entre les deux séquences est réelle, mais elle installe une autre progression. La première séquence est davantage un accueil qu’une installation : pas la prise de contrôle d’un espace, mais la nécessité de cohabiter et de faire une communauté. Le spectateur attend alors, par effet de symétrie, une scène de départ pour la fin mais Linklater termine sur ce plan a priori anodin d’un garçon qui se met à dormir. C’est d’autant plus étonnant que ce genre de plan correspond chez lui à l’origine de la fiction, au début de It’s Impossible to Learn to Plow by Reading Books et de Slacker. Il ne s’agit pas de s’éloigner du centre pour y arriver, mais de filmer ce qui se passe avant que quelque chose ne commence. C’est ce qui détermine le faux rythme du film, volontairement distendu et dilaté, étale. C’est aussi ce qui justifie ce plan de fin qui correspond aussi, paradoxalement, à une inauguration stylistique. Tout ce film est un compte à rebours, fondé sur ces instants d’avant la reprise des cours, qui ne sont ni les vacances, ni la préparation au travail : une temporalité sans objet, qui prépare le monde à son commencement, un prologue où le drame ne devrait pas affleurer.
Peter Szendy, dans L’apocalypse cinéma, a longuement commenté cette structure en compte à rebours. Il la présente comme la possibilité narrative d’appréhender la fin du monde, en associant la fin du film à la destruction de ce qui existe. Linklater ne fait pas exactement cela, tant la destruction l’intéresse moins que la suspension. Mais cette lente arrivée vers un jeune homme qui s’endort sert une éducation par la trivialité, un lent apprentissage du sentiment où la pesanteur rêvée des corps peu à peu s’allège devant l’angoisse de la solitude et de la responsabilité. Linklater invente ici une recherche douce du temps perdu de la post-adolescence, un temps d’avant soi, où nous sommes à peine les prémices de ce que nous serons, mais en guise de madeleine, il invente un slip fesses nues blanc.