Bertrand Bonello : Rage et utopie
– par Eugenio RenziNocturama (Bertrand Bonello, 2016).
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Le 11 mai, le quotidien italien Il Manifesto publiait un entretien avec Bertrand Bonello, par Eugenio Renzi, dans lequel le cinéaste évoque notamment la surprise — la déconvenue — de la non-sélection cannoise de son Nocturama.
Une semaine après la clôture du festival, avec son autorisation, et celle d’E. Renzi, nous publions cet entretien en traduction française. Il constitue à notre sens un document précieux, qui explique et éclaire de nombreuses choses, à la fois sur Cannes et sur le dernier projet en date d’un cinéaste que nous admirons depuis longtemps.
P.S. : Nocturama sort en salle le 31 août.
Nocturama aurait dû être le film-évènement du Festival de Cannes mais il n’a pas été sélectionné. L’histoire d’un groupe de jeunes qui décident de faire exploser les lieux-symboles du pouvoir, est un choc pour la France de l’après Charlie Hebdo. « Mais le sujet, explique le cinéaste, a été conçu il y a six ans, avant les attentats. Je voulais saisir une sensation qui est finalement une variante de l’histoire : à savoir la colère de ceux qui ressentent le besoin de s’exprimer uniquement à travers la lutte armée. »
Après la maison close de L’Apollonide et la maison de couture de Saint Laurent, Bertrand Bonello change d’époque et de thème. Nocturama est l’histoire d’un groupe de filles et de garçons qui décident de faire exploser, entre autres, des lieux symboliques du pouvoir : le gratte-ciel Total, la Bourse, le Ministère de l’Intérieur, la statue de Jeanne d’Arc. Finalement, Bonello revient sur une idée fixe qui hante son cinéma : montrer une utopie.
Eugenio Renzi : Peut-on dire que le fait de montrer une utopie se révèle à son tour un projet utopique ? Il ne s’agit sans doute pas d’une mince affaire.
Bertrand Bonello : Nocturama est un projet sur lequel je travaille depuis six ans, ce qui veut dire que j’ai commencé à y réfléchir bien avant que le terrorisme soit à nouveau d’actualité sur le sol français. Mais il est évident que les attentats de Charlie Hebdo du 7 janvier ainsi que la tuerie au Bataclan du 13 novembre auront une grande influence sur la réception du film, sur le regard qui sera porté sur lui. Que se passera-t-il ? D’habitude, quand je termine un film, j’arrive à imaginer le genre d’accueil qu’on lui réservera mais, dans ce cas, la distribution est comme un saut dans l’inconnu.
Entre temps, il y a bien eu une première réaction : le film n’a pas été sélectionné à Cannes. Le choix d’une sélection se doit d’être respecté, mais Nocturama était très attendu et certains journalistes, surpris de ne pas le trouver dans la sélection, ont demandé des explications. Thierry Fremaux a affirmé ne pas l’avoir vu, tandis qu’Edouard Waintrop de La Quinzaine a revendiqué son choix en affichant son désaccord avec le contenu politique du film…
B.B. : Frémaux a menti, c’est évident qu’il a vu le film. Mais je ne crois pas qu’il s’agisse de malveillance. Il ne s’attendait pas à ce qu’on lui pose la question et il n’avait pas envie de parler du film, comme s’il s’agissait d’un objet qu’il vaudrait mieux ne pas approcher. Pour Waintrop c’est différent. Il a assumé avec honnêteté un choix qui doit être respecté… même si l’argument laisse perplexe. Que signifie ne pas être en accord d’un point de vue politique ? J’ai l’impression que tout le monde veut tout simplement se tenir à distance du film.
Même le film précédent, Saint Laurent, était un objet « dangereux »
B.B. : C’est vrai. Mais dans le cas de Saint Laurent le motif était clair et distinct. Un homme très puissant, Pierre Bergé, avait décidé de déclarer la guerre, à force de procès, à quiconque se serait approché du film. Et personne n’a envie de se mettre à dos Pierre Bergé. Mais je ne comprends pas à qui Nocturama fait peur…
Tentons une interprétation.
B.B. : On voit d’abord un groupe de personne qui mettent des bombes dans Paris. Et ceci, en soi, est un souci. Paris est une ville touchée par les attentats, une ville terrorisée. Le deuxième fait remarquable dans le film est que nous sommes uniquement et sans cesse avec ce groupe. A savoir : il n’y a pas un autre point de vue dans le film car on passe deux heures avec ces jeunes. Ceci peut représenter un problème supplémentaire, comme par ailleurs le fait que tout repose sur l’action sans que jamais une explication ne soit donnée. En effet, j’ai voulu traiter seulement le « comment » et non le « pourquoi ». Il s’agit sans aucun doute d’un élément « perturbateur » parmi d’autres. D’après moi, cela tient à un choix d’écriture : je ne voulais pas camper un groupe homogène, uni par une seule idée. Je voulais plutôt rassembler un groupe socialement hétérogène qui ne soit pas représentatif d’un milieu ou d’une catégorie : la périphérie, l’Islam, la gauche révolutionnaire, la bourgeoisie illuminée… Je voulais m’attacher à un groupe dont la seule unité résidait dans la rage. Et la rage peut avoir mille raisons, et mille rages différentes peuvent se rencontrer et faire un bout de chemin ensemble. Il s’agit d’un postulat utopique ou, si tu veux, d’un parti-pris de la fiction.
Être un cinéaste signifie avoir des intuitions et leur donner une forme à travers la fiction. D’après moi la forme était juste avant et après les attentats.
Quel est l’impact des attentats sur la réalisation du film ?
B.B. : Comme je l’ai dit, le sujet a été conçu il y a six ans, ce qui signifie que pendant la phase d’écriture il n’y a eu aucun impact. L’attentat à Charlie Hebdo a coïncidé avec la fin du financement du film. Quand je suis allé présenter le scénario au CNC, la réaction a été explosive. En définitive, ils ont dit : « comment osez-vous présenter un scénario pareil après ce qui s’est passé ? » Avec le producteur, nous nous sommes posés la question s’il fallait remanier le scénario mais nous avons vite compris que nous nous serions trompés. La fiction a ses règles de la même manière que la réalité a les siennes. Je ne prétends pas raconter la réalité, je ne suis ni un journaliste ni un historien. Je suis un cinéaste. Être un cinéaste signifie avoir des intuitions et leur donner une forme à travers la fiction. D’après moi la forme était juste avant et après les attentats. Mes producteurs m’ont suivi et nous avons réussi à financer le film.
A propos des réactions, le FN n’appréciera sans doute pas que tu fasses brûler leur symbole préféré : Jeanne d’Arc…
B.B. : Je suis plutôt satisfait du résultat de la scène.
A l’instar des effets spéciaux, la lutte armée possède sa… technique. As-tu cherché à t’informer pour écrire le scénario ?
B.B. : Je voulais que le film soit un point de rencontre entre vraisemblance et abstraction. Il y a des détails très précis mais le groupe est constitué de jeunes gens, et ce n’est pas Mission impossible. Leur savoir-faire « militaire » est celui auquel je peux avoir accès moi-même sans passer pas l’étape de la grande expertise, ou encore sans avoir besoin de formation ni de conseils… J’ai regardé sur Internet où désormais l’on peut trouver toute sorte d’information.
Je sais que tu es passionné par The Wire. Y-a-t-il quelque chose que tu as emprunté à la série de David Simon ?
B.B. : Oui, mais l’idée ne vient pas de moi, elle vient du groupe de jeunes. Il s’agit de l’idée qui consiste à communiquer à travers un code constitué uniquement de photos, sans texte. C’est ce que l’on voit dans la quatrième saison de The Wire.
Le langage est un grand point de force de The Wire. Quel genre d’indications as-tu donné au groupe ?
B.B. : J’ai écrit un texte avec mon propre langage et ma façon de parler. Ensuite, j’ai travaillé avec les comédiens. Je leur ai demandé de répéter le texte à voix haute, puis je les ai sollicités à dire la même chose en se l’appropriant, à la restituer selon leur ressenti, avec leurs mots. Je dois avouer que ce n’est pas tant le texte qui a changé mais la façon d’articuler les mots, ou pour être plus clair, de ne pas les articuler du tout…
Comment as-tu choisi le groupe ?
B.B. : De façon un peu arbitraire, j’avais décidé que je voulais cinq jeunes qui aient une expérience cinématographique et cinq avec une expérience de militantisme politique. Pour ce qui est des premiers, j’ai visionné des films récents qui employaient des jeunes gens. Pour les seconds, la directrice de casting les a trouvés en fréquentant les lieux de rencontres du militantisme autonome. Je voulais qu’ils aient une conscience politique pour que, lors d’une action, même la plus banale comme le fait de marcher d’un point à l’autre, ils aient le sentiment d’accomplir quelque chose dans un but politique.
As-tu eu des discussions politiques avec eux ?
B.B. : Bien sûr. Je m’attendais à devoir faire face à une certaine résistance car faire exploser des lieux symboliques du pouvoir appartient à une autre époque. Aujourd’hui, quand la colère est présente, elle s’exprime de manière différente, mais cela ne les choquait pas particulièrement. En revanche, j’ai été critiqué par des gens de ma génération. Waintrop, par exemple, m’a expliqué que selon lui, le film se trompe car le terrorisme d’aujourd’hui n’est pas comme celui que je raconte dans Nocturama. Les bombes appartiennent à un autre temps et à d’autres formes de terrorisme. Avec ce film, toujours selon Waintrop, je ferais une confusion entre djihadisme et culture politique de l’extrême gauche. Mais, encore une fois, je n’ai pas intérêt à être réaliste. Ma tâche n’est pas celle de décrire le terrorisme d’aujourd’hui. Ce que je désire, c’est saisir une sensation. Une sensation qui est une variante de l’histoire, cette rage qui ne peut s’exprimer qu’à travers une insurrection armée. A cette variante qu’est l’insurrection, j’ai voulu donner une forme particulière. Mais cela n’a rien de réaliste et ne doit pas l’être.
Selon Waintrop, quelle est la réalité ?
B.B. : Selon lui, aujourd’hui, les gens qui ressentent cette rage ne posent pas de bombes, ne font pas de terrorisme. Ce sont des gens qui vont Place de la République pour créer quelque chose de nouveau. Selon lui un groupe comme celui que j’ai conçu dans Nocturama, n’irait pas mettre des bombes mais irait Place de la République. Mon film serait donc dangereux parce qu’il créerait une confusion entre Nuit Debout et Daech qui sont, au contraire, deux choses bien distinctes.
Se trompe-t-il ?
B.B. : Il part du présupposé que le groupe que j’ai imaginé existe et qu’il serait représentatif d’une microsociété multiculturelle provenant des quartiers Nord-Est de Paris, une sorte de mélange de petite et moyenne bourgeoisie française, d’étudiants, d’étrangers et de classes populaires. Mais il dit que je le place au mauvais endroit. D’après moi c’est son présupposé qui l’induit en erreur, parce que le groupe que j’imagine n’existe pas dans la réalité. C’est un postulat qui est propre à la fiction. Cela étant dit, ce n’est pas parce que depuis un mois il y a un grand rassemblement Place de la République qu’il ne peut pas y avoir une dizaine de personne prêtes à mettre deux ou trois bombes. C’est la grande différence entre réalisme et réalité. Je ne prétends pas être un réaliste, je veux seulement donner une forme à la sensation. Ma sensation est réelle, sans pour autant être réaliste.
Traduction de l’italien par Simona Crippa.