Le Café des images profite de ce début d’été pour inaugurer un tout nouveau rendez-vous : le cycle de projections-rencontres « Normandie, Correspondances ». Cette programmation concernera des structures, des artistes, cinéastes ou des personnalités de la Région Normandie qui œuvrent pour le cinéma, plus généralement dans le domaine des arts visuels.
Nos invités pour cette première seront Fabienne Aguado, responsable du CÉCI : Centre des Écritures Cinématographiques au Moulin d’Andé, et Julia Kowalski, réalisatrice des films Musique de chambre et Crache Cœur, qui seront projetés lors de cette première soirée. Pour l’occasion, Céline Malewanczyk poursuit, après ses escales à Villedieu et Elbeuf, sa « radiographie de l’écosystème régional » en évoquant le Moulin d’Andé.
A l’opposé des salles citadines explorées lors des précédents épisodes à Villedieu et Elbeuf, le Moulin d’Andé, splendide bâtisse dédiée, entre autres, au septième art, se tient dans un cadre bucolique, « au cœur de la Normandie », comme l’Association Culturelle qui le fait vivre se plait à le dire. Un domaine de 15 hectares autour d’un moulin du 12e siècle, dernier moulin à pendant d’Europe, classé monument historique, quelque part entre Les Andelys et Rouen, au beau milieu de la vallée de la Seine.
Si le meunier s’est endormi en 1864 suite à la construction d’un barrage, le moulin a conservé son âme tout en se convertissant, un siècle plus tard, au cinéma. Jean-Paul Rappeneau y a écrit La vie de Château, Truffaut y a tourné la fin de Jules et Jim et une partie des 400 coups, tandis que Cavalier y a situé Le Combat dans l’île où Romy Schneider et Trintignant immortalisèrent l’îlot de la propriété…
La liste serait trop longue des artistes qui ont séjourné et composé leurs œuvres dans ce lieu d’exception. De Perec qui y vécut deux ans, ramena sa bande d’Oulipiens et y écrivit La Disparition à Jacques Demy, en passant par Vimukthi Jayasundara qui y résida pour La Terre abandonnée, Caméra d’or en 2006, mais aussi Nancy Houston, Ionesco ou encore Barbara…
A se demander quelle peut être la nature du lien capable d’unir un tel aéropage si loin de la capitale…
Nul doute : il s’agit de Suzanne Lipinska, personnage haut en couleur qui hérita du Moulin à la fin des années 1950, et qui décida d’y vivre, dit-elle, « surtout pour fuir la ville et sans arrière-pensée artistique ». Elle y invita ses amis artistes, dont Maurice Pons, fidèle compagnon du lieu récemment disparu, qui attira, entre autres, Truffaut et tous les cinéastes de la Nouvelle Vague. « Pons et Truffaut écrivaient tous les deux dans la revue Arts, raconte la chaleureuse hôtesse, et quand Truffaut a voulu adapter Les Mistons, une nouvelle de Pons, ils sont venus tous les deux travailler ici. »
C’est en 1962 que Suzanne Lipinska décide de créer L’Association culturelle du Moulin d’Andé, entérinant ainsi le statut de résidence d’artistes qu’était devenu le lieu, en pleine expansion architecturale et artistique, assez naturellement. « On est passés d’un bâtiment sans confort de 3 chambres à une dizaine de dépendances qui en abritent 35 aujourd’hui, indique-t-elle fièrement, et ce, sans aucune aide jusqu’en 1998. »
CECI est mon corps
1998 marque un tournant dans l’histoire du Moulin qui devient le premier lieu de résidence de création cinématographique officiel, le fameux CECI (Centre des écritures cinématographiques), dédié à faire vivre le corps bouillonnant du septième art. Avec pour vocation l’accompagnement des auteurs dans des projets qui, sans cela, auraient du mal à voir le jour.
« Notre rôle, c’est de défendre des projets dont on sent le potentiel mais qu’on sait fragiles, non pas sur le plan artistique mais sur le plan du marché, indique Fabienne Aguado, responsable du CECI. Si je peux employer une métaphore, je dirais que nous accueillons des artistes qui nous amènent un gros morceau de glaise et que nous aidons pour qu’il prenne une véritable forme.»
Nous accueillons des artistes qui nous amènent un gros morceau de glaise et que nous aidons pour qu’il prenne une véritable forme.
Avec l’aide de la DRAC, du Conseil Régional, du Conseil Général et du Département de l’Eure, le CECI offre ainsi à une dizaine d’auteurs, lauréats de la sélection, une résidence au Moulin qui peut aller de 15 à 60 jours à étaler sur une année. « Cette année, le comité de sélection, constitué d’auteurs, de producteurs et de scénaristes, a retenu 12 candidats sur 130 demandes, explique Fabienne Aguado. On attribue ensuite un nombre de jours de résidence et un parrain qui est forcément un cinéaste en activité, de façon à ce qu’il ait vécu les affres de la création mais soit aussi dans une démarche de transmission bienveillante.» Beaucoup de professionnels ont accompagné ces talents émergents, comme Dominique Cabrera qui dit joliment que « quand elle a été marraine de jeunes cinéastes », elle a « tâché avec patience de les aider à naître » et apprécié avoir été « en contact avec leur beauté, leur élan ».
Une fois sur place, les résidents sont logés dans une chambre du moulin et se retrouvent pour les repas où ils peuvent partager leur expérience, parfois lire et échanger sur leurs projets en attendant les consultations de leurs parrains respectifs. Dans la journée, ils sont libres d’aller et venir dans tous les espaces ouverts jour et nuit, et, aux dires de Fabienne Aguado, il n’est pas rare d’entendre, en écho au clapotis de la Seine, celui d’un clavier dans la mythique « salle de la meule » (où a officié Jeanne Moreau sous la direction de Truffaut) ou dans le « salon de café » jusque tard dans la nuit.
Julia Kowalski, qui y a écrit deux projets, un court en atelier intensif d’une semaine dans le cadre du concours de scénarios de court-métrage de l’Eure et un long à raison de plusieurs séjours d’entre 3 et 15 jours explique que « les résidents sont un peu comme les chats qui essayent la multitude de lieux, plus ou moins isolés, propices à l’écriture. »
Le cas Kowalski
C’est la jeune réalisatrice, originaire de Nantes et du documentaire qui le dit elle-même : « Je ne suis pas un cas forcément représentatif des résidents du Moulin, d’abord parce que j’ai eu la chance de bénéficier des deux types d’accompagnement, ce qui est plutôt rare, et aussi parce que ce n’est pas mon parrain professionnel qui a le plus débloqué mes problèmes d’écriture pour Crache-Coeur, mon long-métrage, mais plutôt les gens que j’ai rencontrés au Moulin, qui sont devenus un peu comme des frères d’armes. »
Il faut dire que le havre de paix normand est aussi un incroyable lieu de rencontre. On y trouve des artistes en tous genres, plasticiens, musiciens, écrivains mais aussi des producteurs et de nombreux représentants du milieu du cinéma. C’est par le biais du CECI que Julia Kowalski a rencontré la productrice avec qui elle s’est lancée dans un projet de court en attendant le financement du long.
Mais le plus précieux, pour elle, dans le dispositif, c’est le temps. Celui, dit-elle de « l’errance, de la rêverie, de la lecture, de l’écriture » dans laquelle on a envie de se lancer parce que le cadre à la fois stimule et discipline, coupe du monde extérieur, d’internet et autres tentations et construit une sorte de communauté créatrice. « Ici, tout le monde écrit, alors que chez moi j’ai de plus en plus de mal à le faire, j’ai toujours autre chose qui m’appelle. Et puis ce principe de sessions entrecoupées permet de prendre le temps de laisser décanter, car au fond, c’est ce qui est le plus difficile. Ecrire est assez rapide finalement, ce qui est long et compliqué, c’est de laisser reposer, reprendre, modifier, réécrire. »
Dans le cas de Crache cœur, film d’apprentissage autour d’une adolescente se confrontant à diverses figures masculines et à ses origines polonaises, Julia Kowalski avait transmis un projet très dense au comité de sélection. « Quelque chose d’assez hybride avec des parties scénarisées et d’autres à l’état brut, se souvient-elle. Avec une structure complexe et beaucoup de choses, je voulais y mettre toute ma vie, le rapport à la Pologne, la musique, l’apprentissage de la sexualité… ». La résidence a permis d’élaguer, de prendre de la distance par rapport à la dimension autobiographique du récit. Comme le dit Fabienne Aguado, « en écrivant leur premier film, les auteurs veulent souvent tout y mettre. Notre rôle est de leur donner du temps pour dépasser ça et mettre les choses à distance. Du vrai temps, sans logique de rentabilité. Dans le cas de Julia, on a tout de suite repéré le côté tripal du projet et on a eu envie de l’accompagner. »
Le film est sorti en février, a sillonné plus de 80 festivals, avec une excellente presse. Aujourd’hui la réalisatrice écrit un deuxième film et rêve de revenir au Moulin, ce qui pourrait bien se produire puisque les auteurs ont le droit de bénéficier de l’aide du CECI à trois reprises. « J’y reviens dès que je peux car c’est un lieu qui m’a énormément marquée : la preuve j’ai refusé une présentation du film à New York pour venir faire une rencontre publique à Louviers, avec accueil au Moulin » assure-t-elle en riant. Et même si ces deux endroits magiques semblent peu comparables, on a bien envie de la croire, tant il règne à Andé une atmosphère particulière.
Tous ceux qui sont passés par là le disent. Dominique Cabrera, en tête, à qui on laisse le mot de la fin : « Le moulin, c’est ainsi que je l’aime, un espace singulier, ouvert, institué comme non formaté, une page blanche colorée de toutes les autres, comme la littérature et comme le cinéma, comme tout ce qui fait peur et tout ce qui fait du bien, comme la vie qui vient. »