Bertrand Dezoteux (et un peu J.-C. Averty) : politique et image-surf
– par Eric LoretRoland Barthes et Jules Michelet, passagers du TGV qui traverse l'Histoire de France de B. Dezoteux.
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Vient de paraître chez Vrin un court essai de Jacques Aumont, intitulé d’après l’affirmation de Godard : Montage, « la seule invention du cinéma ». Aumont y rappelle une opposition fondamentale, celle de la vue et de l’image. La « vue Lumière » ou exhibition, morceau, et l’image en ce qu’elle n’est pas seule, mais informée par un regard, qu’elle est « phénomène perceptif ». D’un côté, la production, l’objet ; de l’autre, la perception, le sujet, si une telle distinction a un sens. Le régime 2.0. de la représentation, on l’a vu dans cette chronique au fil des semaines, est plutôt du côté de la vue, « pure reproduction de la durée », comme l’écrit Aumont, et « selfie permanent ». Ce sont les fausses vues primitives de Samson Kambalu ou les youtuberies de Jon Rafman. Plus ou moins au même moment, le Confort moderne de Poitiers organise un Averty show, exposition autour du créateur zézeyant des Raisins verts et qui l’est toujours, à 87 ans, vert (et zézeyant). Parallèlement, la revue Initiales, issue des Beaux-Arts de Lyon, consacre sa sixième livraison au même, sous le titre JCA. Dans l’expo comme dans la revue, les artistes vidéastes Arnaud et Bertrand Dezoteux font sensation. Arnaud en reconstituant un plateau de trucage télé à Poitiers et Bertrand en signant une interview futuriste et fictive avec Jean-Christophe Averty dans Initiales. La semaine dernière, Bertrand mettait également pour la première fois en ligne l’intégralité d’une de ses créations, l‘Histoire de France en 3D.
La première pensée qui vient à regarder cette histoire de France moins délirante qu’elle n’y paraît, c’est que la seule invention du cinéma d’animation, c’est la vague. À savoir le rythme, pas forcément régulier, le croisement de deux ondes. Parce que l’animation permet d’aller partout, autorise une libération totale du mouvement et de l’espace. Elle annule même l’espace, qui devient strictement coextensif à notre perception. Dans l’Histoire de France en 3D, le TGV glisse certes sur des rails, pas sur l’eau, mais celle-ci n’est pas absente : à la fois à travers la figure de deux semi-naufragés flottants sur des débris rocheux, l’un marqué « Help! » et l’autre « Régal et vous », et parce que le train, dans ses bondissements effrénés, finit par se retrouver en suspension au dessus de l’océan, après avoir traversé la dune du Pyla (autre forme de vague, vouée quant à elle à recouvrir les terres). Dezoteux a dédié un court-métrage entier à la vague, Animal Glisse (2015), ou plus précisément à l’attente de la vague. Comme il l’expliquait dans une conférence de 2012 au CAPC de Bordeaux, la vague en 3D est chose difficile à modéliser. Mais un des autres enjeux de cet essai d’animation, c’est la fascination pour l’océan qui « donne l’impression d’être un engrenage, un énorme mécanisme qui dépend à la fois des planètes, de la position de la lune qui crée les marées, et aussi le vent, les nuages. On peut lire un paramétrage dans l’océan, on peut essayer de voir comme une sorte d’horlogerie… »
À propos de vague, difficile de ne pas se rappeler ce cours de Deleuze sur Spinoza, devenu célèbre chez les surfeurs et expliquant le second genre de connaissance (il y en a trois en tout) dans l‘Éthique : « Qu’est-ce que ça veut dire, le rythme ? Ça veut dire que mes rapports caractéristiques, je sais les composer directement avec les rapports de la vague. Ça ne se passe plus entre la vague et moi, c’est-à-dire que ça ne se passe plus entre les parties extensives, les parties mouillées de la vague et les parties de mon corps ; ça se passe entre les rapports. Les rapports qui composent la vague, les rapports qui composent mon corps et mon habileté lorsque je sais nager, à présenter mon corps sous des rapports qui se composent directement avec le rapport de la vague. » (1) Le premier type de connaissance chez Spinoza, explique Deleuze, c’est « Ah maman la vague m’a battu » ou « Ah, la table m’a fait du mal » quand on se prend un coin de table dans la gueule. Les objets sont littéralement ob-jetés devant moi. C’est ce que Spinoza appelle la connaissance par ouï-dire, et que Deleuze dit être une connaissance de l’obéissance : « Je perçois les objets au hasard des rencontres, d’après l’effet qu’ils ont sur moi. » Et de ces effets, je déduis des protocoles de reproduction ou d’évitement. Ce sont les signes « inadéquats ». Mais dans le second genre de connaissance, on est au stade supérieur de l’expression, comme connaissance productive : « l’expression de la Nature remplace les signes, l’amour remplace l’obéissance » (2) Il paraphrasera ainsi cette question de l’amour, en 1981 : « vous atteignez un domaine beaucoup plus profond qui est la composition des rapports caractéristiques d’un corps avec les rapports caractéristiques d’un autre corps. Et cette espèce de souplesse ou de rythme qui fait que, quand vous présentez votre corps, et dès lors votre âme aussi – vous présentez votre âme ou votre corps – sous le rapport qui se compose le plus directement avec le rapport de l’autre, vous sentez bien que c’est un étrange bonheur. Voilà, c’est le second genre de connaissance. »
Un étrange bonheur, c’est presque le titre d’un célèbre dessin animé de 1934, et qui semble, du point de vue du surf, pratiquement l’ancêtre (ou le jumeau, s’il n’y a pas de progrès en art) du film de Dezoteux. Il s’agit de Joie de vivre, une version inversée de Cendrillon, réalisée par le peintre britannique Anthony Gross et le photographe américain Hector Hoppin : l’héroïne, qui a perdu sa chaussure, n’en veut plus, délestée d’un poids contrariant.
Bertrand Dezoteux parlait pour Animal Glisse de « mécanisme » et d’« horlogerie » où l’on pourrait lire un « paramétrage ». On reconnaîtra volontiers dans cette description les « rapports qui composent la vague » et auxquels le surfeur présente son corps sous un rapport qu’il crée dans le moment de la présentation. Les deux donzelles de la Joie de vivre ondulent ainsi et dansent, se présentent différemment au gré des métamorphoses du décor, depuis les centrales électriques de la modernité jusqu’aux tunnels arborés de la campagne. Elles échappent en permanence, glissent fluides sur la vague infinie qu’est l’espace représenté : la Joie de vivre leur est éminemment liquide, leurs corps se fondant dans les bosquets, les airs ou le fleuve durant leur course. Les papillons devancent les fleurs de lys volantes de Dezoteux, et la sarabande finale des trains, orchestrée par les genres réconciliés en surimpression, semble prédire la transparence absolue du TGV de l’Histoire de France en 3D : plus d’obstacles, plus de chronologie, c’est le passe-muraille de l’éternité. Dans le dessin animé de 1934, la figure du garçon s’oppose à celle des filles comme le premier genre de connaissance au second : elles surfent, tandis que lui est « battu » par la vague. Il se mange une tempête de feuille qui l’empêche de progresser, traverse l’eau à pied au lieu de nager, se fait piquer ce qu’il a entre les mains par les oiseaux, etc.
On peut retrouver un rôle similaire dans l’Histoire de France en 3D : c’est le « renard affamé » qui, au lieu de glisser, reste étranger à tout ce et tous ceux qu’il aborde. « Des signes nous paraissent dire ce qu’il faut faire pour obtenir tel résultat, pour réaliser telle fin » (2) précise Deleuze, mais ils restent inadéquats. Néanmoins comme on est en France, ce renard qui ressemble à un berger allemand greffé sur une hyène et qui court aussi peu réalistement que les chevaux de Géricault au Derby d’Epsom, finira par rencontrer au hasard de ses déambulations video game le corbeau de La Fontaine et son fromage. Le renard est l’avatar désolé par excellence, non plus passe-muraille mais mur de surdité. De fait, il est le seul à ne pas danser en parlant… Et il a faim, sur tous les tons, en vain.
Pendant ce temps-là, dans le TGV qui est lui-même passé sur (ou sous) un plateau de fromages gullivérien, discutent Roland Barthes, Jules Michelet (enfermé dans le Bibendum Michelin) et Christophe Colomb. Bertrand Dezoteux raconte la genèse du projet dans la conférence du CAPC déjà citée et en montre des variantes : l’Histoire de France en 3D est une forme évolutive, constituée d’objets 3D achetés sur TurboSquid. On y fait la crèche comme on veut. On n’est donc pas étonné de voir la vidéo datée de 2012 et les crédits indiquer pourtant que trois des voix masculines sont tirées d’une émission radio diffusée en 2015 ! Avec Michel Rocard en guest star, dont la diction reconnaissable sonne pourtant bizarrement, comme s’il avait été rajeuni numériquement. On ne va pas commenter ici l’humour général de cette Histoire de France sauce Second Life. Voyons plutôt ce qu’on peut faire de ces personnages au milieu de ce que, dans la revue Initiales, Dezoteux décrit comme la course d’un TGV « à travers un territoire peuplé de carcasses préhistoriques, monuments, figures de l’Histoire culturelle, emblèmes publicitaires et culinaires, sur une carte de France insulaire ».
Aucun chauvinisme ici, mais de la politique assurément, l’île France se constituant au début du court-métrage par flottement de ses régions à la surface interne ou externe (les reflets ne permettent pas de nous situer d’un côté ou de l’autre) d’un globe. On entendra la voix de De Gaulle évoquer les régions et prôner la décentralisation. Un peu plus loin dans son texte pour Initiales, Dezoteux commente notre obsession d’époque pour le « vert » comme « l’emblème d’un nouveau fascisme […] idéologie qui, au nom de la Nature, avait pour but de conserver les hiérarchies en place. » La deuxième pensée qui vient (en réalité la première quand on regarde la vidéo, mais comme on ne sait pas quoi en faire d’abord, il vaut mieux la poser après la question de la vague comme second genre de connaissance) c’est donc qu’il est question d’ordre social, de rangement des gens, entre centre et périphérie. « Au nom de la Nature », c’est l’obéissance à ce qu’on croit être le signe de la Nature (le vert) : elle doit être dépassée en « expression » de la Nature, expression étant à entendre ici du côté de la « production ». C’est peut-être (ou peut-être pas) ce qu’énonce la voix de Michel Rocard dans l’avatar de Christophe Colomb : « tout cela tourne autour de la même chose, de la dignité de ceux d’en bas par rapport à ceux d’au dessus. Ça tourne autour du fait que pour qu’une société marche bien, il ne faut pas que ceux d’en dessous se sentent écrasés. » Non pas une hiérachie conservée ou imposée, qu’on croirait rencontrée par hasard (une « vue »), mais une hiérarchie produite et mouvante, un rapport entre ceux d’en dessous et ceux d’au dessus en mode « surf » (une « image »). Il faut que ça glisse. On serait tenté, à ce point, de relire le chapitre « Les deux étages » du Pli de Deleuze.
Que vient faire Jean-Christophe Averty dans tout cela ? On n’en n’a pas parlé jusqu’ici. Mais force est de constater que la question de la vague comme appréhension de la hiérarchie dessus/dessous imprègne le travail de cet ancien compagnon de route de Hara-Kiri. On pourrait ainsi examiner les jeux d’échelle et de transparence dans Ubu Roi (1965) et le Songe d’une nuit d’été (1969) à la lumière de cette politique du surf.