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Si le réalisateur, critique et romancier Noël Simsolo est un fin connaisseur de l’œuvre de Carmelo Bene, il fut aussi, dans la vie, son compagnon d’ivresse, en tête-à-tête ou sur les territoires promotionnels – crainte ultime de Bene – des festivals.
Un ami proche, auteur d’une œuvre dont il perçut au premier regard l’importance et la nécessité de lui offrir une visibilité bien plus importante que celle, réduite, dont elle fait encore l’objet, notamment en France.
Dimanche 7 février, Noël Simsolo sera l’invité du Café des Images aux côtés de Jean Narboni pour présenter et éclairer les projections de Don Giovanni à 11h, puis de Capricci à 14h30 et, le temps d’un déjeuner d’entre-deux séances, partager les gnocchi, les bruschettas et le vin des Pouilles, région d’où Bene est originaire.
Nous le remercions de mettre à notre disposition le précieux témoignage qui suit, extrait de son recueil Portraits-Souvenirs de cinéma (Hors Commerce, 2007), où il évoque Carmelo Bene tel qu’il l’a connu, artiste intransigeant et total.
J’ai découvert ses deux premiers films dans la même journée en 1969. D’abord, ce fut Capricci, vu à une projection privée, dans l’après-midi, où je m’étais rendu avec Jacques Rivette, puis à l’avant-première de Notre-Dame-des-Turcs qui avait lieu le soir même dans la grande salle du Palais de Chaillot à la Cinémathèque Française. Le choc fut tel que, le lendemain, je me mis en chasse de ce Carmelo Bene afin de l’interviewer.
Je savais qu’il arrivait de Rome et irait dans une salle du cinéma de la rue Monge, où avait lieu la première de Notre-Dame-des-Turcs. Sur place, j’eus la chance de rencontrer le producteur Jacques Brunet. Il me mit aussitôt en contact avec Carmelo, et nous allâmes tous les trois boire un verre dans un café voisin. Le juke-box jouait en boucle « Le Métèque » de Georges Moustaki. Les clients étaient bruyants. Mon petit magnétophone attrapait autant le son ambiant que la voix de Carmelo Bene. Ce dernier accepta de parler, méfiant, ne répondant que par des pirouettes et semblant peu enclin à se livrer.
J’avais passé toute la journée à étudier le parcours de ce natif des Pouilles, bien que je sache déjà qu’il était un personnage sulfureux du théâtre italien. J’avais aussi remarqué sa belle prestation (Créon) dans Œdipe Roi de Pier Paolo Pasolini. Mais ce fut difficile de lui faire baisser la garde. J’avais beau évoquer son parcours, et ses divers travaux, il ne me répondait que par digressions et aphorismes.
L’alcool aidant (nous bûmes beaucoup pendant cette première rencontre), j’eus le culot de lui confier brusquement que j’avais fait du théâtre et joué le palotin Giron dans Ubu Roi à Bruxelles. Au nom d’Alfred Jarry, une connivence s’établit instantanément, et le dialogue devint suffisamment riche pour être publié dans les Cahiers du cinéma.
Je pensais que nos relations en resteraient là, mais Carmelo Bene me fit ensuite prévenir de ses passages à Paris. Alors, avec Odile et Jacques Brunet, nous dînions, buvions et parlions ensemble. Puis, quand je me rendais à Rome, je l’y retrouvais, toujours chez lui, via Aventina, et il me consacrait une bonne partie de son temps. Cette intimité en étonnait plus d’un, vu que Carmelo détestait les critiques de cinéma, n’estimant que Jean Narboni, responsable heureux de sa première interview française pendant le festival de Venise.
Passionné par les écrivains français de la fin du XIXe siècle (Huysmans, Barbey d’Aurevilly, Villers de L’Isle-Adam, les fous littéraires), Carmelo Bene avait aussi un grand mépris pour les cinéastes, ne défendant qu’Eisenstein, Godard et Welles. En cela, il était proche de nombreux hommes de théâtre de l’époque qui dénigraient le Septième art.
Je parle surtout des Européens. En Angleterre et Outre-Atlantique, les réalisateurs Kazan, Losey, Mankiewicz, Ray, Welles travaillaient dans les deux disciplines. Mais en France, à part Jean Renoir, si des gens de théâtre étaient venus au cinéma (Cocteau, Duras, Guitry, Pagnol) et certains de la Nouvelle Vague s’y étaient essayés (Rivette, Rohmer, Chabrol), l’activité régulière dans ces deux pratiques à la fois y était chose rare. Et en Italie, Visconti était une des exceptions en la matière.
Pour Bene, le cinéma des autres n’était qu’un art mineur. Et même pas de l’art.
Carmelo Bene détestait donc presque tous les films des autres. Si j’orientais sournoisement la conversation sur ce terrain, il grognait de manière ironique, ou bottait en touche en citant, avec une extrême précision, les textes de Roland Barthes. Pour lui, le cinéma des autres n’était qu’un art mineur. Et même pas de l’art. Cependant, je réussis à l’apprivoiser en optant pour l’attaque oblique afin de l’obliger à commenter ses propres films.
Devenu son unique interlocuteur français, je compris vite que son immense culture lui servait de bouclier autant que de matériel d’inspiration. Nos conversations n’étaient productives qu’en tête-à-tête, mais dérivaient irrémédiablement dans une communion poétique ou s’effondraient de manière compulsive en confrontation agressive.
Il écrivait aussi de beaux romans que me traduisait l’ami Jean-Claude Biette. Je contactai alors des éditeurs français pour qu’ils publient son Credito italiano. Aucun ne le voulut. Et, pendant la période où il tourna des films, personne ne l’invita à donner une représentation théâtrale dans un théâtre parisien. L’élite française refusait d’ailleurs de le prendre au sérieux. Le ressac des journées de mai 1968 et la théorie de déconstruction à la mode se conjuguaient mal avec ses magnifiques remodelages du langage.
Au quotidien, Bene vivait avec Lydia Mancinelli. Il passait ses journées entre son bureau (où il lisait beaucoup et préparait ses mises en scène de théâtre ou de cinéma), la scène ou le studio. Le soir et la nuit, il hantait les restaurants et les bars autour de la Piazza del Popolo.
Sa vie était régentée par un alcoolisme au dandysme exigeant. Mais une énergie stupéfiante lui permettait de résister physiquement à son autodestruction systématique. Du moins à cette époque. Plus tard, son corps lui demanda des comptes et il mourut jeune.
Entre les gueules de bois et l’ivresse, son esprit bouillonnait. Tous les auteurs de la fin du dix-neuvième siècle et du théâtre élisabéthain servaient d’incipit à ses créations. Verdi, Puccini et Mozart filtraient ses poussées d’adrénaline.
Son absence de cinéphilie lui donnait le génie des inventeurs. Dans ce domaine, il n’avait pas à repartir de zéro puisqu’il partait de zéro, et ses films ne ressemblaient à rien de ce que l’on avait pu voir. Leur apparent délire baroque y était soumis à une exigence rigoureuse.
Lorsque je parvenais à aborder son travail de cinéaste sur le terrain de l’analyse, il m’expliquait la raison de sa folie et me démontrait comment il partait toujours d’un texte préexistant pour le décliner et le restructurer avec un minimalisme non dénué d’humour et de lyrisme.
Cette attitude se retrouvait toujours en éclatements fréquents dans son comportement. C’était un personnage chez lequel une part de fiction décalée suintait sans aucun cabotinage, mais avec un panache qui pouvait révulser les uns et séduire les autres. Ainsi, étant venu débattre de Notre-Dame-des-Turcs à la Cinémathèque royale de Belgique, il entendit une femme lui poser la première question: « Qu’avez-vous voulu trouver dans ce film, Monsieur Bene ? » Il répondit : « Pas vous » et s’en alla.
Henri Langlois et le distributeur Jacques Robert considéraient son travail cinématographique comme l’un des plus importants de l’époque.
Philippe Garrel, Jacques Rivette, Glauber Rocha, Alain Robbe-Grillet et François Truffaut (pour ne citer qu’eux) partageaient cette opinion. Nous étions alors au temps des découvertes et des révolutions esthétiques. Une nouvelle génération de cinéastes avait été révélée par le jeune sorcier de la Quinzaine des réalisateurs, Pierre-Henri Deleau. Il y présentait les films de Julio Bressane, Stephen Dowskin, Rainer Werner Fassbinder, Werner Herzog, Robert Kramer, Nagisa Oshima, Hugo Santiago et Werner Schroeter. L’éclectisme de ses goûts n’ôtait rien à la qualité de ses choix.
Dans le cas de Bene, il programma tous ses films, à l’exception de Un Hamlet de moins, récupéré in extremis en compétition officielle au festival de Cannes ; et scandaleusement ignoré du jury au moment de la remise des prix. Au lendemain de sa projection, la conférence de presse fut une catastrophe. Je la dirigeai (mal), car nous sortions d’une longue beuverie à la Chartreuse verte. Impossible de retourner la situation afin de séduire les hésitants. Le hiatus fut complet. L’inculture de la plupart des journalistes n’arrangea pas les choses. Leur ignorance du théâtre de Jules Laforgue, des poésies de Tristan Corbière et des romans de Joris-Karol Huysmans agaça Carmelo Bene au point qu’il abandonna ensuite le cinéma pour ne plus faire que du théâtre et rompit les ponts avec tous ceux qui avaient défendu ses films. Je fis partie de la charrette. Nous ne nous vîmes presque plus et j’en fus triste.
Pendant quatre ans (de 1969 à 1973), j’avais eu le privilège d’être un de ses proches amis, de le voir souvent et d’échanger quantité de choses avec lui. Notre complicité n’alla pas sans des cuites mémorables et beaucoup de moments d’humour fou.
Chez lui, l’excès et la provocation étaient fréquents.
J’ai surtout le souvenir de l’épopée Don Giovanni.
Après avoir suivi le festival de Pesaro sur l’Adriatique, je m’étais rendu à Rome pour le voir.
Il terminait alors Ventriloquie, un court-métrage adapté d’un chapitre d’À rebours de Huysmans. Invité dans sa salle de montage, je pus constater la précision avec laquelle il composait son film et en calculait la cadence à un photogramme près, car il avait horreur du hasard et de l’improvisation. Ses œuvres reposaient sur une mécanique musicale et picturale d’une grande précision et d’une richesse impressionnante.
Bene composait son film et en calculait la cadence à un photogramme près, car il avait horreur du hasard et de l’improvisation.
Vers deux heures du matin, il m’organisa une projection de Don Giovanni. C’était son troisième film. Une œuvre parfaite et magnifique.
Nous bûmes ensuite jusqu’au petit matin. Je revins à Paris et appelai aussitôt Jacques Robert afin de lui faire part de mon enthousiasme pour le film.
Le jour même, Jacques prit l’avion et alla traiter sa sortie en exclusivité à Paris, puis il me demanda de m’occuper de sa promotion. L’idée s’imposa de présenter le film après un prologue scénique où Carmelo jouerait un extrait de son spectacle sur Don Quichotte. J’étais chargé de lire le texte en français et aussi d’en superviser la mise en scène. Pierre-André Boutang filma cette prestation où Bene, saucissonné dans des pansements, et partiellement revêtu de morceaux d’armure, tombait sur des grandes plaques de verre dans un éclairage de lumière noire.
Le public du théâtre Marigny reçut cette exhibition avec stupeur et ne la prit guère au sérieux. C’était un tort. Avec ses grimaces, ses chutes grotesques et son faux cabotinage de guignol, Carmelo Bene rendait là un bel hommage au texte de Miguel Cervantès. Car son art reposait sur une lecture personnelle des œuvres phares de notre culture : Shakespeare, Marlowe, Wilde, Verdi, Jarry, Cocteau, Artaud, Maïakovski… Il les mettait en crise en s’exposant à tous les malentendus. Sa vie était faite de cette recherche exorbitante. L’alcool était sa manière d’ignorer le reste. Impossible de parler de lui sans évoquer l’éthylisme, même si son
ivresse n’avait jamais rien de pathétique ou de sordide. Elle était un art de vivre autant qu’un suicide programmé. C’était son choix pour supporter la difficulté d’être un homme de son temps.
Cependant, quand il réalisait un film, le vin et l’alcool ne lui étaient presque pas nécessaires. J’eus l’occasion de suivre une partie du tournage de sa Salomé à Cinecittà. Treize heures de travail d’affilée n’étaient coupées que par un déjeuner de trente minutes. Bene avait alors une respiration différente. Rien ne lui échappait. Tout était sous son contrôle. Il se montrait un maître d’œuvre stupéfiant. Au point que je me demandais s’il n’était pas une sorte de Jekyll et Hyde, un individu double, sobre et démiurge dans le travail, excessif et solitaire dans le repos. Sauf que, à jeun et actif, ou ivre et bavard, il savait exactement ce qu’il faisait et ce qu’il disait. Jamais de scories, de dérapages insensés ou de superflu ne stagnaient dans ses œuvres.
L’intelligence et l’esprit critique régnaient en permanence sur tous ses comportements.
En revanche, il ne se liait pas facilement. Au festival de Cannes, je tentai d’organiser une rencontre entre lui et le cinéaste allemand Werner Schroeter. Ce fut un fiasco total. Schroeter s’efforçait de créer un dialogue, mais Carmelo restait taciturne et buté.
Une autre fois, je voulus lui faire écouter des chants traditionnels de tribus africaines. J’essuyai un rejet violent au bout d’une ou deux minutes d’audition. Pour lui, ce n’était pas de la musique. Idem en cinéma. Il refusait de s’ouvrir à ce qui ne correspondait pas à ses propres recherches. Les seules exceptions furent Freaks de Tod Browning et Antonio das Mortes de Glauber Rocha. Il les admit aussitôt dans sa famille d’esprit, à côté de Roland Barthes et de son bien aimé Shakespeare.
Aucun compromis n’était possible avec Carmelo. Séduire lui semblait abject. Il ne dérogeait pas à cette règle, interrompant une représentation théâtrale au bout de cinq minutes si un spectateur riait à contretemps ou sifflait sans raison valable.
Je pus assister à une reprise de Notre-Dame-des-Turcs à Rome. Dans la salle, Vittorio Gassman applaudissait debout. Le spectacle était superbe. Une fois sur scène, Bene était le maître de son monde et un génie incarné en trublion.
Sa courte incursion dans le cinéma ne fut pas un échec artistique et commercial, mais il se sentit déçu d’être relié à l’avant-garde. À ses yeux et à ses oreilles, son travail n’avait rien d’expérimental. Un hiatus grandit alors entre lui et tous les commentateurs de son œuvre. Peu de gens de cinéma comprenaient la nature de ses recherches.
Une autre frustration provenait du fait que les films l’abandonnaient une fois terminés. Ce devenir, loin de lui, faussait leur raison d’être. Il en perdait le contrôle. Sans compter que l’industrie du Septième art oblige à des jeux qui ne lui plaisaient pas. Enfin, le contrôle économique de la vie du film lui échappait, alors qu’au théâtre, il en avait la maîtrise. Après une poignée de chefs-d’œuvre, Carmelo se résigna donc, non sans mépris et fureur, à quitter la piste de ce cirque d’images et de sons. Rien ne fut plus comme avant. Si ses réussites au théâtre (Sade, Othello, Roméo et Juliette, etc) l’y confirmèrent avec éclat, une profonde humiliation le rongeait. Qu’il l’admette ou non, il était en manque. Car nul ne sort intact de la création cinématographique.
On se revit peu, et toujours avec gêne, comme si j’étais le témoin d’un de ses grands amours contrariés.
Lors d’un souper pourtant concédé après une représentation théâtrale au Festival d’Automne de Paris, il me fit comprendre que, selon lui, nous n’avions plus grand-chose à nous dire. Je n’en continuai pas moins à venir assister à ses performances quand elles se déroulaient dans la capitale, mais évitais, non sans tristesse, d’aller le féliciter dans sa loge. Jacques Brunet me donna fréquemment de ses nouvelles, mais quand je me rendais à Rome, je résistais au désir de lui téléphoner. Toutefois, je continuais à programmer et présenter ses films dans des manifestations en province. Il aura fallu sa mort précoce pour que l’industrie culturelle remontre enfin l’intégrale de ses films au public.
Ce qui me peine est que Carmelo Bene n’en ait pas fait davantage. Car peu de créateurs ont été autant aimés par le Cinématographe.
Ce texte est initialement paru dans Portraits-Souvenirs de Cinéma, par Noël Simsolo (Hors Commerce, Paris, 2007, p.19-27).