Le Café en revue Ce jour-là, rêverie sonore
Critique

Ce jour-là, rêverie sonore

par Boris Monneau

Ce jour-là (Raoul Ruiz, 2002).

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Cet article fait partie d’un cycle

L’IMEC consacre le 4 mai l’un de ses « Grands soirs » au cinéaste franco-chilien Raoul Ruiz. Le Café des images vous propose pour l’occasion de rencontrer l’actrice Édith Scob (Les Yeux sans visageHoly MotorsL’Heure d’été…) autour de la projection de Ce Jour-là, ainsi que de deux courts-métrages, Querelle de jardins, et Colloque de chiens

Après Jean-Marie Samocki et Gabriela Trujillo, c’est au tour de Boris Monneau, programmateur indépendant spécialisé dans le cinéma expérimental et documentaire, de poursuivre cette (brève) exploration du cinéma de Ruiz. 


Pour les spectateurs familiers du cinéma de Raoul Ruiz, Ce jour-là peut paraître étrangement normal. En effet, il s’agit à première vue d’un film assez raisonnable à côté du délire continuel où nous embarquent La ville des pirates (1983) ou Les destins de Manoel (1984) : ici Ruiz établit un cadre plus conventionnel, il campe un monde réel, du moins relativement réaliste en dépit de son caractère fortement ironique, celui de « la Suisse dans un proche avenir », sur lequel la folie de ses personnages principaux et de leurs actes n’en ressortira que davantage : quel meilleur décor pour une série de meurtres que la paisibilité helvétique ?

C’est d’abord sur le plan visuel que Ruiz se montre plus sage, tout en se permettant quelques plans qui tendent à semer le trouble dans la représentation : par exemple, dans la scène de repas réunissant la famille de l’héroïne, l’on commence par essuyer l’objectif, et lors d’une autre scène de repas, l’on retrouve l’un des procédés les plus récurrents de Ruiz, sorte de signature visuelle de l’auteur : l’usage de la demi dioptrie (ou double focale), qui permet de représenter de manière nette à la fois l’avant et l’arrière-plan, cependant que se forme entre les deux un halo de flou – l’on éprouve ainsi à la fois la distance et le rapprochement, dans une possible transcription visuelle de l’inquiétante étrangeté : ici les objets du repas envahissent le premier plan, au bout des fourchettes la viande rouge est le rappel des meurtres en cours et l’anticipation de ceux à venir. Cela dit, c’est plutôt au niveau sonore que va se situer l’étrangeté du film, qui nous fera passer du récit au rêve.

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Dans ce film appartenant peu ou prou au genre policier (que Ruiz avait déjà exploré avec une inventivité jouissive dans Tous les nuages sont des horloges (1988)l’une de ses fictions les plus spéculatives), c’est comme si les sons étaient l’indice d’une autre scène, d’un autre film qui n’existerait que hors-champ. Cela vaudrait en un sens pour tout film sonore, où le son off crée une dialectique inévitable entre le cadre et le hors-cadre – mais ici c’est encore autre chose, ou la même chose mais poussée à l’extrême, et qui participe profondément de la démarche cinématographique de Ruiz. Si le son est un facteur de réalisme, rajoutant une seconde couche de crédibilité et de profondeur sensorielle à des images bidimensionnelles, il peut aussi singulièrement les déréaliser, ou mieux encore les virtualiser, les démultiplier : c’est à cet exercice que s’essaie Ruiz dans Ce jour-là, exercice qui répond à la préoccupation fondamentale et constante de son cinéma : comme cinéaste ou comme spectateur, il est toujours à l’affût du « film clandestin », qui suppose que le film en apparence homogène est en fait agrégat d’une multiplicité de fragments qui s’enrichissent et se déploient les uns à travers les autres[1], dans une construction combinatoire ou un système d’échos et de correspondances.

COMME CINÉASTE OU COMME SPECTATEUR, RAOUL RUIZ EST TOUJOURS À L’AFFÛT DU « FILM CLANDESTIN ».

Ce genre de recours au son, et notamment au bruitage[2], est quelque chose d’éprouvé dans d’autres films de la dernière époque de Ruiz : l’on pense ainsi au tintement de clochette qui marque, et même opère, le passage d’une identité du protagoniste (et d’un récit) à l’autre dans Trois vies et une seule mort (1999), ou encore les bruitages d’avion dans un film dont la forme est encore plus déroutante, Vertige de la page blanche (2003), que Ruiz décrivait dans le second volume de la Poétique[3]. Ce dernier a été réalisé la même année que Ce jour-là, et de ce fait il n’est pas impossible d’envisager une sort de transfert d’un film à l’autre. Il est à noter que précisément les sons de cloches et d’avions sont également des leitmotivs dans l’œuvre qui nous occupeMais écoutons le film depuis le début.

L’étrangeté nous frappe avant même l’apparition de toute image, dès le générique : on y entend d’abord une sonorité aquatique (qui sera un autre motif sonore récurrent, et qui du fait de son caractère premier a un statut génératif : le modèle aquatique qui est celui de la rêverie, comme dirait Bachelard, et que l’on retrouve chez Ruiz notamment dans le flux et reflux des voix-off et des vagues dans La ville des pirates), puis un appel par une voix masculine, celle de l’acteur principal : « Miton, attends-moi ! », entrée en matière verbale pour le moins déconcertante car détachée de toute référence intelligible, puis une voix féminine qui elle aussi appelle, mais chante également, des noms dont nous ne savons pas encore qu’ils seront ceux des protagonistes, suivis d’exclamations onomatopéiques : Émile – ou plutôt Emil, comme il le dira lui-même, « sans accent et sans « e » », double nom qui est déjà l’indice phonétique de la duplicité schizophrénique du personnage – et Livia, nom qui n’est pas sans évoquer Anna Livia Plurabelle[4], l’incarnation de la rivière Liffey dans Finnegans Wake, la femme-flux qui est aussi la fille folle de l’écrivain, Lucia Anna Joyce. Ainsi ces personnages sont d’abord des expressions vocales, des sons qui n’appartiennent pas au cadre de l’image, mais se déploient dans un espace qui le déborde : rappelons que pour Michel Chion « il n’y a pas de cadre sonore des sons », signifiant par là que le son au cinéma a un régime d’existence tout différent de celui de l’image, qu’il est beaucoup moins fixé, qu’il n’existe pas de bande-son au sens où il existe une bande-image[5]. Ainsi ce couple de fous qui ne rentrera jamais réellement dans le cadre existe d’abord phonétiquement, dans une autre voix que la leur et qui les lie : le destin, très présent dans le film, pourrait d’ailleurs bien être cette voix qui précède les images[6]. Mais voyons comment se met en place, au long du film où le monde sonore et visuel vont se rencontrer, une sorte de combinatoire sonore et de jeu d’échos, à partir d’un répertoire de bruitages que nous avons déjà commencé à ébaucher (les cloches, l’eau, l’avion), et qui font basculer la dramaturgie du côté de la rêverie.

La nature des sons qui composent ce répertoire n’est pas indifférente. Il y a d’un côté les sons qui renvoient à la mesure et à la mort (le tic-tac des horloges[7], les coups de feu, les cloches), et de l’autre ceux qui renvoient au flux, à un autre état de conscience qui est le rêve ou la folie (l’eau, l’air). Mais la limite entre les deux n’est pas toujours nettement tracée, et les sons se prêtent particulièrement bien à l’ambiguïté. Les premières images du film, un paysage brumeux, sont accompagnées du tintement des cloches auxquelles répondent des coups de feu. Il y a deux types de coups de feu : certains semblent plus proches et plus identifiables comme tels, plus nets, tandis que les autres, plus distants, pourraient presque être confondus avec un bruit d’orage. Lors de la première scène de folie d’Emil, les deux ordres sonores se mêlent : c’était d’abord le tic-tac de l’horloge que l’on entendait tout le long de la scène où il arrive à la villa de Livia, mais à ce bruit de fond viendra se mêler, alors qu’Emil subit sa première crise, un bruit lui aussi régulier de gouttes d’eau, qui finira par remplacer entièrement le tic-tac. A un autre moment Ruiz joue sur la juxtaposition de ces deux motifs : les gouttes d’eau se mêlent encore une fois au tic-tac, mais leur fonction est alors plutôt de créer un autre rythme, un contretemps, qui prélude à l’Ave Maria impromtu que Livia chantera accompagnée au piano par Emil. C’est à ce moment que l’on entend, et voit pour la première et dernière fois, un avion passer dans le ciel.

L’avion fournit un autre motif sonore récurrent. Il a pour fonction de marquer le passage d’un espace à un autre (nous entendons un avion pour la première fois alors que Livia gambade allègrement dans son jardin en se dirigeant vers chez elle ; le deuxième fait la transition entre le bureau d’Harald, père de Livia, espace du pouvoir, et la villa où elle va bientôt retrouver Emil, espace du possible) et en même temps, dans la mesure où il est lié à la mort (nous l’entendrons de nouveau avant le premier meurtre, et pendant le deuxième), il marque aussi le passage dans un « espace autre » : ce bruitage apparaîtra une dernière fois, alors que Livia dira devant les cadavres attablés qu’ils sont « tous partis dans un monde incroyable, où les choses se passent autrement ». Elle sera ensuite comme frappée d’une soudaine amnésie devant son interlocutrice (« qui êtes-vous? ») : oubli, envol de la pensée.

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C’est le bruit de l’avion qui est le plus caractéristique de cette irruption de l’ailleurs dans le cadre domestique fermé (le film est un drame familial autour d’un héritage), et dans l’espace mental. Ce motif de l’avion, qui était déjà dans Le vertige de la page blanche, n’est pas anodin, car il renvoie à la démarche cinématographique de Ruiz. Celle-ci est marquée d’un fort caractère réflexif (l’on entend aussi un avion au moment très furtif où l’un des personnages regarde la caméra en disant « Il ne se passe rien ») et allégorique : la métaphore aéronautique désigne le cinéma comme espace de multiplicité et de virtualité à l’image de la pensée[8].

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[1] Voir à ce propos le chapitre « Le cinéma comme voyage clandestin » dans le premier volume de la Poétique du cinéma, Dis voir, 1995.

[2] Dans les films des années 80, particulièrement les deux que nous avons cités, le son et notamment la musique de Jorge Arriagada avaient déjà une fonction d’envoûtement, répondant au motif visuel des vagues, mais c’est ici quelque chose d’un peu différent qui se joue.

[3] Raoul Ruiz, Poétique du cinéma 2, Dis Voir, 2006, p. 43-45 : « Voici la prémisse : « Le jury d’un festival de cinéma est sur le point d’attribuer le grand prix à un film dont la prémisse est la suivante : les jurés d’un village sont en train de juger un groupe de terroristes qui ont capturé un juge afin de le juger ». […] Mais les deux jurys sont filmés de manière similaire, ce qui permet de faire un amalgame entre le film que le jury discute et celui que l’on voit. […] Mais soudainement, quelques sorties inopinées dans le dialogue: le scénariste, membre du jury, disait : « De toutes manières, nous sommes tous morts », et les autres membres du jury gardaient le silence. Un silence de mort. Ensuite, de manière récurrente, apparaissaient des images de valises éparpillées, abandonnées dans des rues vides. Progressivement nous envahissait l’idée paranoïaque qu’un second film voyageait comme en contrebande du premier, celui de la prémisse. Dans la bande son s’entendait chaque fois plus fréquemment le bruit d’un moteur (d’avion ?). […] A partir de là l’on comprend que tout ce que nous avions vu jusqu’alors était les images mentales des passagers d’un avion au moment de son explosion, suite à un attentat terroriste ».

[4] Et la voix chantante du générique l’appelle bien « Anna !… Livi !… », alors que dans le film personne ne l’appellera ainsi, mais simplement Livia.

[5] « Il n’y a pas au cinéma de cadre sonore des sons, autrement dit rien de sonore qui les contienne en commun et leur assigne à la fois une limite spatiale avec des bords, et les structure par leur place même dans ce cadre, comme il en va au contraire pour l’image (puisqu’il y a un cadre visible, visuel, du visuel). Les sons ne sont éventuellement cadrés que par l’image elle-même, laquelle les localise (par l’effet d’aimantation spatiale), les ancre et les rattache ou non à un objet fini dans l’espace, ou bien inversement, en ne les incorporant pas, détermine leur existence sur une autre scène invisible ou dans un espace contigu hors-champ. D’autre part, contrairement à l’enfermement de l’image dans un cadre, les sons du film peuvent s’accumuler les uns sur les autres sans limite de quantité ou de complexité, et ils sont libres de toute loi réaliste: musique de film, textes de voice over, dialogues, bruits réalistes d’ambiance, etc…, peuvent se superposer dans un film », Michel Chion, L’Audio-vision : son et image au cinéma, 3e édition, Armand Colin, 2013, p. 187.

[6] Et l’on réentendra bel et bien l’appel, « Miton attends-moi ! », lors de la première apparition d’Emil et de sa rencontre avec Livia pendant la promenade des fous.

[7] Une fois que tout le monde est mort dans la villa, Emil sort du cadre et pendant un bref instant il ne reste à l’image que l’horloge qui se trouvait derrière lui : le temps apparaît comme l’accomplissement de la mort.

[8] « Ulam explique que la pensée scientifique, qui est proche de la pensée artistique, procède par des chaînes d’idéogrammes simples, visuelles, donc des images. Ces images s’enchaînent et attaquent orthogonalement le langage naturel, c’est-à-dire, le langage dont on se sert pour parler et avec lequel on ne peut pas penser créativement parce qu’il est trop lent. Ce langage naturel est bien sur indispensable, sans lui on ne pourrait pas vivre. La pensée créative est constituée d’images reliées entre elles et qui traversent le langage dans tous les sens. Le langage est en quelque sorte un aéroport de la pensée. Ce qui nous intéresse pour le cinéma c’est surtout l’idée qu’on peut faire des enchaînements non narratifs », Entretien avec Raoul Ruiz. L’on retrouve cette image dans la Poétique du cinéma 1 : « Tout film est incomplet par nature puisque fait de segments interrompus par l’interjection :  » Coupez ! », du réalisateur. Si nous considérons chaque fragment d’un film comme un aéroport, nous accepterons l’idée qu’il est possible de faire venir de multiples films, à une condition : on aura toujours besoin de quelques fragments vides ou inertes qui survolent le film à la recherche d’un aéroport qu’elles ne trouvent pas :  » le fragment absent » », p. 113.