Circulations : l’esprit de Billy
– par Emmanuel BurdeauKirk Douglas et Billy Wilder sur le plateau du Gouffre aux chimères.
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À l’occasion de la reprise en salle et au Café, à partir de mercredi 15 février, du Gouffre aux chimères / Ace in the Hole (1951), de Billy Wilder, nous proposons la version française —retravaillée — de l’essai d’Emmanuel Burdeau paru en anglais dans l’édition DVD par Masters of Cinema. Où il est question de ce beau film maudit, mais aussi, plus largement, de l’œuvre de Wilder et de ce qui la distingue de celle de son maître, Lubitsch, notamment en termes de circulation signifiante, physique et politique.
Le Gouffre aux chimères / Ace in the Hole est le premier film à la fois réalisé et produit par Billy Wilder, ainsi que le premier consécutif à sa rupture avec le scénariste Charles Brackett. Il fut en outre son premier échec public et critique. Sorti à l’été 1951 sous un autre titre, The Big Carnival, décidé à la dernière minute par Paramount, Ace in the Hole occasionna tant de pertes pour le studio qu’une partie des recettes du film suivant du cinéaste, Stalag 17 (1953), dut servir à les éponger.
On voit bien ce qui a pu choquer à l’époque, la description au vitriol de médias prêts à toutes les bassesses pour séduire un public crédule et avide de sensations. Le scénario du Gouffre aux chimères s’inspire d’un fait divers survenu dans le Kentucky en 1925, et sans doute aussi des souvenirs de Wilder, journaliste à Berlin dans les mêmes années. Il narre l’histoire de Charles Tatum, grande plume de la côte Est qui, ayant été viré de plusieurs grands quotidiens, trouve refuge à Albuquerque dans l’attente du scoop qui lui permettra de rebondir et de retourner dans la cour des grands. Ce scoop, il finit par le trouver en la personne de Leo Minosa, commerçant bloqué sous la « Montagne des Sept Vautours » par un éboulement l’ayant surpris au cours d’une expédition souterraine en quête de poteries indiennes.
Charles Tatum ne ménagera pas sa peine pour s’approprier l’affaire et obtenir qu’elle prenne une envergure nationale. Dans ses articles il évoque avec lyrisme les esprits des ancêtres dérangés dans leur sommeil, la malédiction des « Sept Vautours », le passé héroïque de Leo, les larmes et les prières de son épouse… Exagérations, mensonges même que tout cela : la blonde et vénale Lorraine Minosa sera en vérité sa complice, d’abord contrainte puis vite trop heureuse d’avoir trouvé l’occasion rêvée de s’arracher à une vie de désamour et d’ennui. À la veille de nouvelles élections, Tatum loue également les mérites du shériff local en échange de la promesse qu’il sera le seul à avoir accès à Leo. Et bien sûr il s’assurera que les travaux pour venir au secours du malheureux aient lieu de la façon la plus spectaculaire et la plus lente à la fois, afin qu’il puisse disposer de la semaine qu’il juge nécessaire à son retour en grâce. Le journaliste aux dents longues ayant ainsi fait monter la sauce, la « Montagne des Sept Vautours » prend bientôt des allures d’immense drive-in avec buvette, manège, orchestre, badauds plantant la tente… A Big Carnival indeed, faisant battre à plein le cirque médiatique, jusqu’à une issue que Wilder a voulue conséquente, donc tragique.
Le Gouffre aux chimères est un film sombre, sans espoir. Les spectateurs durent se sentir visés, et les critiques aussi. Refusant le film ils n’ont donc fait que rendre à Wilder la monnaie de sa pièce. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Le temps n’est plus où l’on peut s’étonner de voir un cinéaste tirer sur les médias, fût-ce à boulets rouges. Après Le Gouffre aux chimères, sinon à sa suite, le cinéma a abondamment dénoncé la presse et la télévision plus encore. Une décennie entière, celle qui va grosso modo de 1985 à 1995, a même été animée par le double souci — confinant parfois à la manie — de dénoncer les errements médiatiques et de montrer de quelle manière le cinéma peut y échapper. Le temps, pour tout dire, n’est même plus à ces attaques, abandonnées depuis une dizaine d’années pour un ensemble de raisons au nombre desquelles se comptent l’arrivée du numérique et celle d’Internet, l’entrée de la télévision dans un nouvel âge d’or… et peut-être aussi, tout simplement, une certaine lassitude. Depuis Le Gouffre aux chimères, la bonne ville d’Albuquerque a certes donné naissance à un autre fieffé menteur mais, significativement, ce personnage appartient à une série télé parmi les plus audacieuses des années 2000 et non à un film de l’âge d’or hollywoodien : je veux parler de Walter White, le professeur de chimie devenu trafiquant de drogue de Breaking Bad.
Comment pouvons-nous donc voir Le Gouffre aux chimères ? Il ne suffit pas de restaurer dans son rang un film pour lequel son cinéaste avait une tendresse particulière. Son actualité ne saurait tenir à son propos, à la fois trop féroce et trop convenu. Cette actualité est ailleurs : non pas devant mais derrière lui. Elle est historique. En clair : il faut se demander de quelle manière Le Gouffre aux chimères s’inscrit dans la généalogie et dans le mouvement de l’œuvre de Wilder.
À l’évidence nous est proposé ici le portrait d’un arriviste dénué de scrupules — emploi auquel furent longtemps abonnés Kirk Douglas et sa fossette. Dans 50 ans de cinéma américain, Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier notent que l’ambition a toujours été le grand thème de Wilder. Jacques Doniol-Valcroze, dans sa critique de Sabrina (1954) pour les Cahiers du cinéma (n°45, mars 1955), lui attribue pour sa part deux sujets majeurs, l’exploitation et la déchéance. Quant à Wilder, il a pu dire que chacun de ses films était consacré à un homme acceptant tous les compromis et même toutes les compromissions pour obtenir ce qu’il veut, avant de réaliser avec amertume qu’il aura pour cela payé un prix sans doute exorbitant. C’est bien en effet ce qui arrive à Charles Tatum, dont le mélange d’arrogance et de honte est patent dès sa première entrevue avec Boot, le patron de The Albuquerque Sun-Bulletin, et chez qui la haine de soi, notamment soulignée par son attrait pour la boisson, ne cesse de monter à mesure que l’affaire Minosa prend des proportions incontrôlables.
Le travail de Wilder pourrait aisément être caractérisé de la sorte. A circulation builder, un certain art de construire la circulation, de mettre en branle…
Il y a deux manières de présenter les arrivistes wilderiens, de William Holden pour la première période (Sunset Boulevard, Stalag 17, Sabrina) à Walter Matthau pour la dernière (La Grande Combine, Spéciale Première, Buddy Buddy), en passant par Kirk Douglas, Tony Curtis ou James Cagney. On peut les voir comme des crapules ou comme des joueurs, des parieurs. « I like the odds », lance ainsi Tatum, juste après avoir découvert Leo, au photographe débutant qui l’accompagne. La formule — qu’on pourrait traduire par : « Je suis prêt à prendre les paris », ou par : « Les chances me semblent bonnes »… — sera bientôt reprise par l’as du marché noir, personnage certes plus sympathique mais guère moins ambigu, qu’interprète William Holden dans le film suivant, Stalag 17. Dans les deux cas, crapules ou joueurs, hommes mauvais ou simplement prêts à parier sur la malignité du monde, un point essentiel doit retenir l’attention : ces arrivistes sont des fanfarons et des grandes gueules, même s’il y a loin du bagout indolent du même Holden dans Sunset Boulevard (1950) à la logorrhée brutale de Cagney dans Un, deux, trois (1961) puis aux monologues à la mitraillette de Matthau dans La Grande Combine (1966) et Spéciale Première (1974). Ce sont des hommes qui parlent fort et pour qui il faut que cela aille vite, que tout soit rondement mené. S’ils sont idéologiquement et moralement suspects, peut-être même est-ce d’abord pour cela, en raison d’un rejet de l’immobilité et d’un goût pour la circulation.
« Circulation », voilà justement un mot dont Tatum aime à faire des gorges chaudes. Il fait d’abord valoir au patron du journal d’Albuquerque, non sans orgueil, que la circulation combinée des onze journaux dont il a été remercié — pour alcoolisme, procès, aventure avec la femme du patron… — s’élève à sept millions de lecteurs. Plus tard, au rédacteur en chef d’un quotidien new-yorkais, il affirme que l’affaire Mimosa est un truc énorme pour un journal, rien de moins que « a circulation builder ».
Le travail de Wilder pourrait aisément être caractérisé de la sorte. A circulation builder, un certain art de construire la circulation, de mettre en branle… Sa comédie consiste en effet en de drôles d’échanges ou de transactions, marchés noirs ou de dupe, changements d’identité, travestissements… Ses dialogues — où son génie le rapproche des quelques écrivains émigrés, Nabokov en tête, ayant si bien et si vite assimilé la langue américaine qu’ils semblent la renouveler et l’accélérer de l’intérieur, comme si elle leur était devenue plus natale que l’allemand ou le russe… — reposent volontiers sur la reprise d’un mot, les itinéraires d’un énoncé, l’insistance d’un signifiant élevé à la hauteur d’un leitmotiv, voire d’une hantise. Le film le plus systématique à cet égard pourrait être Sept ans de réflexion (1955), avec ses répétitions obsessionnelles du même scénario fantasmatique, ses variations autour de la résolution d’arrêter de fumer ou du Rachmaninoff’s Second Piano Concerto…
Cet art de construire et de détruire la circulation, nous savons où Wilder l’a découvert et appris : auprès d’Ernst Lubitsch, avec qui il travailla en tant que scénariste pour deux films, La Huitième Femme de Barbe-Bleue (1938) et Ninotchka (1939), et qu’il considéra toujours comme son « seul dieu ». Comprendre de quelle manière Wilder est le continuateur de Lubitsch, sous d’autres cieux et un autre temps que lui, fait partie des tâches que doit assumer une critique soucieuse d’histoire de la comédie américaine. Comprendre comment Wilder est un cinéaste de l’après-guerre, alors que le dernier film achevé de Lubitsch date de 1946. Comment — à l’exception de ses débuts avec Mauvaise Graine en 1934 — l’œuvre du premier est américaine alors que le second s’est arrêté au seuil de l’Amérique, ne la mettant en scène qu’en de rares occasions et toujours de biais, dans un épisode de Sérénade à trois (1933), dans Le Ciel peut attendre (1943) et dans l’épilogue de La Folle Ingénue (1946). Comprendre comment la circulation wilderienne est en somme nécessairement autre que la lubitschienne.
Lubitsch filmait en un temps et dans des lieux, le plus souvent une Europe réinventée par la fantaisie et par le souvenir, où il était possible de croire en une innocence de la circulation, ou en une circulation à somme nulle. Un seul exemple : lors de l’ouverture vénitienne, les deux voleurs de Haute Pègre (1932) dérobent et restituent alternativement des objets — montre, jarretelle… — en une danse qui semble sans fin mais aussi sans poids, moral ni physique. Le cinéma de Wilder appartient à un autre âge. Ce n’est plus celui des brigands aristocratiques ou des princes d’opérette. C’est celui de la presse, des assureurs — métier qu’il a souvent filmé, et qui a sa place dans Le Gouffre aux chimères —, de la psychanalyse et de la publicité : autant de nouveaux métiers faisant, pour leur propre profit, main basse sur la circulation. Lubitsch n’avait pu en saisir que les prémices, et s’il s’est intéressé à ces métiers c’est en les cantonnant à la marge. Chez Wilder ceux-ci occupent au contraire le centre de l’action et de l’image. Le libre échange du signifiant a maintenant rejoint la sphère des rapports marchands : la circulation a donc, pour le dire d’un mot, un coût.
À ce titre, le schéma du Gouffre aux chimères est exemplaire. D’un côté un homme qui virevolte, de l’autre un homme qui virevolte si peu qu’il ne peut plus bouger. Le premier est Kirk Douglas dans le rôle de Charles Tatum, le second est Richard Benedict dans le rôle de Leo Minosa. Pour qu’une histoire s’anime, pour que New York s’intéresse à un incident ayant lieu dans quelque trou perdu du Nouveau Mexique, pour que cela circule à un endroit il faut donc qu’à un autre endroit cela ne circule pas du tout. Cruel système, dont le contraste semblait assez éloquent à Wilder pour qu’il le reproduise à deux reprises. Dans La Grande Combine (1966), les manigances de Walter Matthau obligent Jack Lemmon à porter une minerve et à demeurer cloué dans un fauteuil roulant dont il n’a nul besoin. Dans Spéciale Première, c’est à sa machine à écrire que le même volubile Matthau enchaîne cette fois le même désemparé Lemmon. L’histoire des handicapés et des blocages wilderiens reste à faire, des béquilles du mari d’Assurance sur la mort — et du bracelet que porte à la cheville son épouse, interprétée par Barbara Stanwyck — à la panne qui est cause, dans Embrasse-moi idiot, du séjour forcé que fait le crooner Dino dans la petite ville de Climax.
Chez Wilder, le libre échange du signifiant a maintenant rejoint la sphère des rapports marchands : la circulation a donc, pour le dire d’un mot, un coût.
À l’inverse de Lubitsch, Wilder ne cesse donc de lier le mouvement à l’immobilité et l’envol à la pesanteur. L’Odyssée de Charles Lindbergh (1955), demande à être revu sous cet angle, avec son aviateur obsédé de voyager aussi peu lourd que possible, enlevant un bout de ceci, un morceau de cela et s’interrogeant sur la conséquence à cet égard d’une mouche dans l’habitacle… Le titre original, Spirit of Saint Louis, vaut à la fois au premier et au second degré : l’esprit de Wilder, son âme et son comique logent bien souvent en effet dans des affaires de juste poids ; ou pour le dire à l’inverse, c’est à travers des opérations de pesée que le cinéaste cherche le secret d’une circulation qui ne soulèverait pas que les corps, mais aussi les âmes. Rapports, donc, non seulement du mouvement à l’immobilité et de l’envol à la pesanteur, mais aussi de l’esprit à la chair, ou encore de l’air libre au sous-sol : tunnel de Stalag 17, trappe et monte-charge d’Irma la douce, sous-marin de La vie privée de Sherlock Holmes… Rapports que Wilder règle et pondère volontiers à travers des duos aux membres désaccordés. Ceux que j’ai cités tout à l’heure mais aussi, bien sûr, le plus fameux d’entre eux, celui de Certains l’aiment chaud (1959), et encore, dans Un, deux, trois, James Cagney rhabillant Horst Buchholz de pied en cap au rythme de « next ! » toujours plus endiablés.
Wilder ne s’en tient toutefois pas là. La circulation, chez lui, est carrément rapportée à la mort. Quel film précède Le Gouffre aux chimères dans la filmographie ? Sunset Boulevard, qui lui ressemble a priori très peu et le surpasse de beaucoup en réputation. Ces deux films, à bien y regarder, content pourtant la même histoire : celle d’un homme qui viole une tombe et croit y trouver un trésor. Dans Sunset Boulevard — dont le premier plan, rappelons-le, montre un homme flottant, immobile, dans une piscine —, c’est le mausolée d’une ancienne star du muet, et dans Le Gouffre aux chimères la montagne sous laquelle reposent les esprits indiens. La circulation qui chez Lubitch était ivresse et génie est donc devenue profanation et barbarie. On ne manquera d’ailleurs pas de noter, au passage, que la référence faite dans Le Gouffre aux chimères à l’occultation brutale de l’héritage indien par la civilisation yankee n’est pas isolée chez Wilder. Le cinéaste l’inscrit également, avec humour mais en toutes lettres, au fronton d’Uniformes et jupons courts et de Sept ans de réflexion (1955). Toute l’œuvre est au vrai une satire sombre du vandalisme et des exactions dont les États-Unis sont coupables, même et pour tout dire, surtout, dans les trois films qui ont la guerre, l’après-guerre et l’Allemagne pour toile de fonds : La Scandaleuse de Berlin, Stalag 17 et Un, deux, trois.
Lubitsch était le champion d’une sorte de cinéma pur. Aucun sujet n’échappait à sa vitesse, à sa légèreté inimitable, pas même le nazisme. Une fausse moustache pouvait valoir une vraie, les amygdales étaient un mot avant d’être un tissu lymphoïde, le théâtre triomphait d’Hitler… Wilder est impur : il ne rabat pas les sujets qu’il se donne, et qui presque tous ont à voir avec l’Amérique de l’après 1945, dans le seul ordre du cinéma ou de la représentation. Il en reste toujours quelque chose, de ces sujets, à commencer par une manière de charge sociale plus nettement présente que chez le maître, et dont le disciple accepte que la contrepartie soit une certaine lourdeur, celle-la même qui lui fut souvent reprochée. Les Cahiers jaunes trouvaient ainsi Wilder trop « viennois » : « Sa caméra n’est pas un œil, mais un groin », écrit Jean Douchet à propos de La Garçonnière (Cahiers n°113, novembre 1960). Douchet aurait pu aussi bien attribuer cette « vulgarité outrancière » à l’Amérique elle-même ou, plus précisément, au souci qu’a Wilder de donner à voir ce qui, dans les sujets qu’il traite, ne saurait être soluble dans quelque grâce strictement cinématographique.
Après-guerre, le cinéma n’est plus l’agent privilégié de la circulation des images et des signifiants. Wilder est l’un des premiers à montrer et à affronter cela. De nouveaux métiers, de nouveaux trafics, une sorte de marché noir généralisé mettent comme un poids mort dans les films, une fatalité. D’où, sans doute, qu’à la différence du maître, le disciple ait alterné les comédies, où la légèreté peut encore avoir le dernier mot, et les drames, où au contraire la gravité domine.
Il arrive deux choses à la circulation chez Wilder, dès lors que celle du cinéma entre en rapport avec celles de la presse, de la publicité, des affaires… Il lui arrive une chose en son bord et une autre en son centre. En son bord elle laisse un rebut, un déchet : c’est ici Leo Minosa finissant par devenir le cadavre qu’il n’aura jamais cessé d’être depuis l’instant où Tatum lui a rendu sa première visite. En son centre elle laisse également un déchet, mais ce déchet est moins un reste extérieur que le produit d’un auto-emballement, le dernier terme du processus par lequel la circulation s’est muée en circularité.
C’est au beau Poison (1945), qu’André Bazin admirait tant, qu’il revient d’exposer cela en toute clarté. Des traces laissées sur le zinc par ses verres de whisky, Don Birman, l’alcoolique et écrivain raté qu’interprète Ray Milland parle avec amour comme de ses « vicious little circles ». Ces petits cercles vicieux, ce sont aussi ceux que Wilder dispose un peu partout sur le passage de Don, comme pour le prévenir du caractère circulaire de son destin. Et la dernière scène du Poison répète en effet la dernière. Sauf qu’entre-temps Don s’est assis à sa table de travail, et que l’histoire qu’on vient de voir est donc devenue celle dont il a — dont il aura — tiré un roman.
Don Birnam sort donc pour finir du cercle de la boisson par celui de l’écriture… La chance d’un happy end, fût-il teinté d’ironie comme celui du Poison, n’est pas accordée au protagoniste du Gouffre aux chimères. Le procédé est toutefois identique d’un film l’autre : la scène finale répète la première, l’entrée de Tatum dans les bureaux de The Albuquerque Sun-Bulletin. Là aussi, quelque chose a bougé dans l’intervalle : Tatum n’entre plus avec l’espoir d’un scoop propre à relancer sa carrière mais pour vendre le sien. Il vient en effet, annonce-t-il, dicter le récit édifiant d’un journaliste menteur et corrompu. Le spectateur comprend alors que le l’homme avait raison de revendiquer l’histoire de Leo Minosa comme étant à lui et à nulle autre. Il avait raison de l’appeler avec véhémence « my story ». Tatum aura en somme au moins gagné cela : celui qui, n’ayant pas d’histoire, en cherchait désespérément une — ce pourrait être une autre définition du anti-héros wilderien — a pu aller, in extremis, à la rencontre de la sienne.
Le Gouffre aux chimères a donc trouvé le moyen de rompre la malédiction des nouvelles circulations : en refermant celles-ci sur elles-mêmes, en échangeant cadavre contre cadavre, le cadavre de Tatum contre le cadavre de Minosa. C’est à cette condition, et à cette condition seulement, que l’art du disciple peut, à l’instar de celui du maître, boucler la boucle et effacer ses traces derrière lui. Pas tout à fait pourtant. Lorsque, en une saisissante contre-plongée, Tatum s’effondre de tout son long à l’avant-plan, il est clair que Billy Wilder est bien loin d’en avoir fini avec la lourdeur.
Remerciements à Craig Keller.