Présentation de la séquence

La restitution des gants « oubliés » donne lieu une invitation de Carol à passer le dimanche chez elle. Cette escapade manifeste l’attirance mêlée de fascination de Thérèse pour Carol au cours de leur voyage en voiture.

Pistes d’analyse
– Richard : une figure paternaliste
– la représentation du sentiment amoureux
– une évocation rétrospective
– la métaphore photographique


Richard : une figure paternaliste

Les premiers plans de la séquence manifestent les réticences de Richard pour l’escapade de Thérèse : il s’enquiert de sa destination en l’associant de manière erronée à un danger potentiel… Son large manteau est orné d’un motif grillagé et il se détache sur la vitrine du magasin Frankenberg comme pour l’associer à l’univers des contraintes sociales. La légère contreplongée le représente comme une figure dominante au centre du plan tandis que Thérèse est décentrée, le regard tendu vers le hors-champ, dans une attitude qui témoigne de son désir impatient de sortir du cadre et de se soustraire à la pesante sollicitude de son petit ami.

Le dialogue met en évidence l’inquiétude paternaliste de Richard : « Vous la ramènerez saine et sauve ? », s’enquiert-il auprès de Carol qui lui répond ironiquement par l’imitation d’un petit salut militaire. Une succession de champ-contrechamp met en perspective Richard et Carol qui encadrent Thérèse : les plans jouent sur le surcadrage des personnages à travers la vitre de la portière pour figurer en cocon excluant Richard, rejeté en bord de cadre ou dans la profondeur du champ. La mise en scène suggère une rivalité latente entre les deux personnages, comme deux parents assurant la garde alternée de leur fille : ils assument seuls le dialogue dans une attitude adulte et protectrice qui contraste avec la muette contenance de Thérèse, à l’allure adolescente.


Une échappée subjective

Le voyage en voiture est mis en scène de manière subjective, exprimant l’état de bien-être quasi cotonneux ressenti par Thérèse. L’image privilégie ainsi les effets de flou et les gros plans sur Carol en plans subjectifs : yeux, lèvres et mouvement de conduite manifestent l’attention exclusive de Thérèse pour Carol. Le traitement sonore contribue par ailleurs fortement à déréaliser la scène au profit de l’évocation subjective :
– la musique cristalline du piano et du synthétiseur produisent un effet de nappe sonore au caractère délicatement lyrique.
– un fort effet de réverbération brouille les dialogues et la chanson de la radio, témoignant d’un traitement en son subjectif* qui exprime l’absorption de Thérèse dans son sentiment d’euphorie.
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* le son subjectif : correspond à la perception interne d’un personnage (voix de la conscience, hallucination, focalisation de l’attention auditive).



Une évocation rétrospective

La subjectivité de la représentation est motivée par son caractère mémoriel au sein d’un récit qui convoque les souvenirs de Thérèse à l’occasion de son trajet en voiture au début du film. Le caractère rétrospectif de la scène est ainsi signalé par la brève apparition de Thérèse en fondu enchaîné renvoyant à la séquence inaugurale du récit.
La mise en scène fusionne ainsi présent et passé dans l’évocation d’un moment privilégié de connivence affective entre les deux femmes. L’utilisation d’effets de flous et la saturation des couleurs, jouant sur le contraste du vert et du rouge, confèrent à l’image un fort caractère onirique, culminant dans le portrait sublimé de Carol filmée en regard caméra.

Le motif du tunnel occupe trois fonctions complémentaires dans la mise en scène de cette scène d’évocation amoureuse :
– du point de vue psychologique, il constitue un espace quasi abstrait, transitoire et nocturne, propice à la rêverie intime.
– du point de vue narratif, la scène met en abyme la construction du récit comme remémoration par Thérèse de sa relation avec Carol.
– du point de vue plastique, il assure la cohérence visuelle entre l’obscurité des deux scènes de voiture, présente et passée.
On remarquera que la sortie du tunnel ouvre sur l’immensité du ciel en contreplongée qui figure le sentiment de liberté et d’apesanteur ressenti par Thérèse.




La métaphore photographique

La scène d’achat de sapin introduit le thème de la photographie comme expression de la fascination que Carol exerce sur Thérèse, de son rapport au monde fondé sur la distance observatrice.

La séquence est filmée en une suite de champs-contrechamps alternant les plans américains subjectifs sur Carol et les gros plans sur Thérèse au sein d’une séance de pose photographique improvisée :
– les gestes assurés de Thérèse pour introduire la pellicule dans l’appareil soulignent par une succession de gros plans sa maîtrise de la photographie et désignent la séquence comme un dispositif de captation.
– derrière la vitre translucide de la voiture constellé de gouttelettes, Thérèse n’apparait d’abord que comme une présence observatrice, pur regard fasciné par l’élégante prestance de Carol.
– les compostions soulignent les effets de cadre dans les plans subjectifs sur Carol : surcadrage de la vitre de la voiture, effet de mise au point à travers l’appareil photographique.
– un furtif regard de Carol vers la caméra, suivi d’un ample mouvement pour se recoiffer témoigne de son consentement à se prêter à cette séance de pose vécue comme un hommage.
– les plans sur Carol sont subtilement composés pour mettre en évidence la grâce du personnage au sein d’un décor évoquant la magie de Noël : sucre d’orge géant, sapins et flocons de neige.

Cette séquence sans dialogue mais portée par la musique douce et mélancolique de Burwell, installe par le biais de la métaphore photographique la fascination admirative de Thérèse pour Carol. Elle introduit par ailleurs le thème de la photographie dans le film : voie d’émancipation sociale choisie pour Thérèse et constante référence plastique aux photographes des années 50 revendiquée par Todd Haynes.