Le grand magasin : un univers réglementé
Dès le premier plan de la séquence, Noël est associé à une opération commerciale du grand magasin dont les employés constituent une version négative des joyeux lutins de l’imagerie populaire. Leurs visages fatigués défilent en gros plan dans la lumière blafarde du matin au rythme des vœux de la direction énoncés hors champ sur un ton mécanique. Le plan suivant souligne ironiquement que le cadeau ponctuant les vœux est un bonnet de Noël s’inscrivant dans la politique commerciale de l’entreprise.
Ce contraste entre le motif festif du bonnet et l’univers contraignant du grand magasin est décliné dans la scène du réfectoire :
– l’espace de la cantine baignant dans un éclairage verdâtre est introduit par un panneau rappelant de laisser la pièce en ordre. La composition multiplie les bonnets en amorce pour mettre en évidence le caractère réglementaire de cet accessoire festif.
– Thérèse est montrée dans un gros plan qui souligne sa solitude et son attitude observatrice au sein de la cantine par des regards hors-champ. Le caractère normatif de la politique d’entreprise est souligné par un gros plan subjectif sur le manuel du parfait employé.
– une cheffe de rayon interpelle brutalement Thérèse pour l’envoyer d’un ton impérieux au rayon des jouets La responsable est associée ironiquement à l’affiche du père Noël qui orne la porte, visage réjoui mais doigt pointé en un geste d’autorité, tandis que deux employés jumeaux, sur la gauche de l’écran, semblent rappeler discrètement l’exigence de conformité qui prévaut dans l’entreprise.
L’accumulation de ces motifs au sein d’une mise en scène adoptant un style documentaire dessine l’univers étriqué, banal et contraignant dans lequel Thérèse se sent confinée. Le dernier plan de cette séquence introductive est explicite à cet égard : il montre Thèrèse rangeant le bonnet dans son vestiaire dans une composition surcadrée, au son strident de la sonnerie.
Thérèse : un personnage décalé
La mise en scène s’attache à signifier la distance de Thérèse vis-à-vis du monde normatif du grand magasin, qu’on peut interpréter comme métonymique de la société corsetée de l’Amérique des années 50. Le premier plan de la séquence est à cet égard suggestif : dans la masse uniforme des employés à l’entrée du magasin, elle se distingue par son bonnet coloré jaune et rouge, seule trace de fantaisie dans la grise uniformité du plan.
Dans le premier plan au secteur des jouets, le travelling vertical montrant les étagères de poupées soigneusement alignées sur leurs présentoirs de verre se termine sur le visage de Thérèse surcadré par une étagère. On remarque à cet égard que le personnage, réticent à porter le bonnet-uniforme, l’a déposé sur l’étagère. De manière discrètement ironique, la mise en scène souligne ainsi l’assujettissement du personnage à un travail contraignant et à des normes sociales patriarcales assignant les femmes, comme autant de poupées, à un modèle stéréotypé.
À l’immobilité des poupées, Thérèse préfère le voyage du train électrique dont elle contemple avec intérêt la circulation dans un univers miniature, filmé en gros plans. Ce motif du train manifeste son goût pour la rêverie et son désir d’évasion tout en témoignant son attirance non conformiste pour un jouet associé à l’univers masculin.
L’apparition de Carol
Au sein du magasin que ses couleurs vertes et roses et le discours du haut-parleur désignent comme un lieu artificiel dédié à la promotion commerciale, l’entrée en scène de Carol est représentée sur le mode de l’apparition, selon les codes littéraires et cinématographiques de la première rencontre amoureuse.
La soudaineté
Carol apparaît au sein d’un plan subjectif à partir de Thérèse à l’issue d’un double effet de dramatisation : le passage d’une cliente au premier plan qui obstrue momentanément le champ avant de s’effacer et un effet de flou évoquant l’accommodation du regard de Thérèse révèlent la femme de belle prestance occupant seule l’arrière-plan, auprès du train électrique. Dans le tumulte ambiant, Carol surgit donc au regard de Thérèse comme une présence singulière, un objet de contemplation retenant son attention de manière subite.
L’effet de saisissement
Les deux champs-contrechamps suivants témoignent de la fascination de Thérèse, regard fixe et corps de trois quarts : ils inscrivent une parenthèse de temps suspendu au sein de l’animation fébrile du magasin. Cet instant fatal introduit par ailleurs le thème de l’attention du regard qui caractérise Thérèse comme trait de personnalité déterminant son parcours social.
La distance
Ces deux champs-contrechamps frontaux manifestent aussi la distance sociale qui sépare les personnages inscrits dans des espaces à la fois contradictoires et subtilement liés. Thérèse est ainsi entourée derrière son comptoir par la massive caisse enregistreuse et les alignements de poupées, assignée à son rôle de petite vendeuse au bonnet ridicule. Carol est au contraire vêtue avec goût d’un manteau de fourrure, et son chapeau est assorti à son écharpe. Elle se détache sur les sombres boiseries de fond du magasin et sa présence est rehaussée par les luminaires rouges et le cadre vert du train électrique. À la fois lointaine et majestueuse, Carol apparaît comme une image souveraine et inatteignable.
Motifs symboliques
Le train électrique
Le train électrique interrompt sa circulation suite à un geste malencontreux de Carol qui a actionné la poignée par mégarde. Ce discret incident a une double portée symbolique et narrative :
– il relie les deux femmes dans leur commun désir d’évasion : le train porteur de l’imaginaire de Thèrèse s’arrête brutalement devant Carol, définie comme figure d’élection.
– l’hésitation entre la poupée et le train fera l’objet de leur premier dialogue, manifestant la préférence Thèrèse pour les trains et ainsi sa distance pour les normes genrées. On remarquera à cet égard qu’un groupe de garçons excités remplacent Carol auprès du train dans un enthousiasme qui répond à celui de la petite fille pour les poupées.
Ce motif sera relayé au cours du film dans la scène précédant l’invitation de Thérèse : Carol se rend dans la chambre de sa fille et démarre le train, qu’elle observe pensivement un verre d’alcool à la main. Cette scène associe Thérèse au désir de Carol d’échapper à sa condition de « desperate housewive».
Les gants
Après avoir perdu Carol du regard suite à l’interruption inopportune d’une mère, Thérèse la voir réapparaître par le biais d’un motif métonymique : les gants de cuir connotant l’élégance du personnage. L’oubli délibéré de ces gants constitue par ailleurs le prétexte tacite à leurs retrouvailles ultérieures.