Charles Chaplin et la circularité | Le Cirque de Charles Chaplin (1928)
Au début du Cirque (The Circus, 1928), Charlot est poursuivi par un policier qui le prend pour un voleur à la tire, suite à un malencontreux quiproquo. La course s’achève sur la piste d’un cirque, où le Vagabond perturbe le piètre numéro de clowns médiocres, provoquant malgré lui le fou rire du public, jusque-là endormi, qui croit à un numéro concerté. Charlot utilise en effet le tourniquet des clowns pour « reprendre son souffle » en se servant de la rotation du manège pour transformer la course en un surplace désopilant. Tel un hamster libéré de sa cage et devenu maître de sa roue, il prend comiquement le contrôle de la giration effrénée et va jusqu’à inverser le rapport poursuivi/poursuivant, si bien que le Vagabond se retrouve à courir derrière l’agent de police, le narguant au passage en prenant appui sur son épaule avec sa canne, tout en consultant sa montre-gousset d’un air exaspéré. Lorsqu’il fait une chute, le carrousel infernal se change alors en un véritable chamboule-tout qui éjecte les participants de la piste, pour la plus grande satisfaction du public hilare, qui applaudit à tout rompre.
Chez Chaplin, la structure du gag est très souvent circulaire, parce que Charlot est un personnage sans assignation sociale particulière. Il est le vagabond, l’immigrant ; celui à qui l’on refuse une place pérenne dans le monde et qui ne parvient dès lors jamais à se fixer dans un milieu donné, duquel il finit toujours par être exclu – ici, son intégration à la troupe du cirque sera bien sûr éphémère. Comme dans chacune de ses aventures, Charlot « fait un petit tour », et puis s’en va.
Buster Keaton et l’horizontalité | Les Fiancées en folie de Buster Keaton (1925)
Dans Les Fiancées en folie (Seven Chances, 1925), Jimmie Shannon (Buster Keaton) doit impérativement se marier avant 19h le jour de ses 27 ans pour pouvoir recevoir l’héritage de son grand-père, comme le stipule le testament. Encore célibataire, il fête justement son vingt-septième anniversaire ce jour-là. Il ne reste donc plus à Jimmie que quelques heures pour trouver une épouse. Une annonce est publiée dans les journaux à cet effet, si bien qu’il se retrouve très vite assailli par une foule de prétendantes. Une gigantesque course-poursuite s’engage alors à travers les rues de la ville, puis en pleine campagne, où Jimmie doit franchir une série d’obstacles toujours plus importants, qui mettent en péril son intégrité physique.
Telle une horde digne d’un Attila dévastant tout sur son passage, la cohorte féminine ravage un champ de maïs pour conquérir le mari véloce, lequel redouble d’effort pour distancer l’amour lancé à ses trousses. Mû par l’instinct de survie, il fend l’air à toute allure, trace la route et multiplie les prodiges spectaculaires. Ainsi, il emporte dans son élan une clôture de fils de fer barbelés ; traverse un terrain d’apiculture, qui décline le motif de l’essaim (et que décime d’ailleurs la nuée hystérique !) ; échappe aux cornes d’un taureau ; traverse un fleuve en barque puis à la nage ; franchit une autre étendue d’eau en accomplissant un saut acrobatique, avant de se retrouver dans la ligne de mire d’un groupe de chasseurs de canards ; dévale une colline à bride-abattue puis en gravit une autre ; s’accroche à la cime d’un arbre qui lui sert d’ascenseur en s’écroulant sous l’action d’un bûcheron ; enchaîne les saltos et provoque une chute de rochers de taille exponentielle, laquelle finit par dissuader la meute de poursuivantes… !
Comme cette séquence le démontre par le menu, le personnage de Buster est celui qui n’a de cesse de traverser l’espace, jusqu’à l’épuisement. Chez Keaton, la structure du gag est majoritairement horizontale, parce que Buster incarne la figure du pionnier (l’un de ses films de 1925 s’intitule d’ailleurs Go West), de manière directe ou indirecte. Pour cette raison, il entretient un rapport d’élection avec l’horizontalité.
Harold Lloyd et la verticalité | Monte là-dessus d’Harold Lloyd (1923)
Dans Monte là-dessus ! (Safety Last ! 1923), Harold part à la conquête de Los Angeles et décroche un emploi dans un grand magasin. À deux doigts de se faire renvoyer, il propose à son patron le coup publicitaire du siècle : l’escalade de la façade de l’immeuble par l’un de ses amis acrobates. Mais l’ami en question ne peut tenir son engagement et Harold n’a d’autre solution que de se lancer lui-même dans l’ascension du building.
Cette séquence anthologique est devenue l’emblème du cinéma d’Harold Llyod, le spécialiste des péripéties en altitude. Les premiers plans de la scène de l’horloge proposent ainsi une série de composition de cadres (avec les artères de la ville en point de fuite) et d’angles de prise de vues (la plongée totale transformant les badauds en minuscules fourmis) qui exacerbent la performance périlleuse du protagoniste, dont le plan d’ensemble sur la totalité du bâtiment désigne la démesure autant qu’il donne l’échelle (si l’on peut dire…)
Au fur et à mesure de la progression d’Harold, l’étau de la chute se resserre de manière inexorable, balançant constamment entre l’imminence et l’émission. Ce n’est plus qu’une question de temps, comme l’indiquent métaphoriquement les aiguilles de l’horloge auxquelles le personnage reste suspendu, et comme le figure la corde de sauvetage que lui envoie son comparse, laquelle pourrait bien se transformer en corde du pendu. D’autant que tout le monde s’emmêle et s’en mêle, y compris les animaux : voir les épisodes du pigeon, du chien en laisse et de la souris qui se glisse dans le pantalon d’Harold – ce qui le conduit à improviser une danse littérale au bord du gouffre, sur le parapet de l’immeuble.
Chez Harold Llyod, la structure du gag est massivement verticale, parce que le petit homme aux lunettes d’écaille représente le self-made-man, l’homme ordinaire qui rêve d’ascension sociale. Le personnage de Llyod souhaite « monter en grade » et cultive dès lors un rapport spécifique à la verticalité.