La mouche : un motif mortifère
La première séquence du film est introduite par le bourdonnement irritant d’une mouche en son off sur les plans du générique avant que l’insecte apparaisse à l’écran dans un gros plan en plongée verticale. La mise en scène suggère son caractère mortifère : le corps de la mouche s’associe au sinistre dégradé de gris du sol tandis que la teinte rouge sombre des yeux à facette résonne avec la flaque de sang qui progresse dans l’image. Dans ce premier plan dépouillé, la mouche est associée à un mystérieux drame hors-champ qui la désigne comme un motif funeste.
Esthétique du morcellement
Le film se caractérise par une mise en scène du morcellement, enchaînant les scènes en s’émancipant de la causalité narrative pour privilégier une logique sensorielle et symbolique dans la reconstitution de la vie de Naoufel.
Ainsi, le personnage est introduit in medias res, étendu par terre à l’issue d’un accident dont témoignent les lunettes brisées, les projections de sang et la main coupée. Les deux plans rapprochés mettent en évidence le thème du corps morcelé :
– Naoufel est présenté à travers un verre de ses lunettes brisés, dont une monture coupe son visage en deux tandis que l’autre morceau à proximité redouble le motif de la brisure.
– le contrechamp sur la main coupée, qui serre étrangement le poing , est filmé en un gros plan qui l’impose comme un protagoniste à part entière face à Naoufel, annonçant son statut de double fantasmatique du personnage.
Le caractère insolite et inquiétant de ces deux plans est amplifié par le choix d’une faible profondeur de champ, laissant l’arrière-plan dans le flou, et par les effets sonores : le bruit sourd d’origine indéterminée qui envahit la séquence et la voix étouffée de l’oncle entrant dans la pièce, comme filtrés en son subjectif par la conscience confuse de Naoufel. Le traitement sonore contribue ainsi à la force de suggestion dramatique qui caractérise la mise en scène du film.
Du présent au passé
Le déplacement de la mouche assure la transition avec le flash-back sur une scène d’enfance. Le raccord sonore doublé d’un raccord mouvement légèrement décalé sur le vol de la mouche assure un effet de continuité formelle entre les deux séquences à la tonalité très différente :
– le noir et blanc désigne un retour dans le passé
– le décor surcadré par les bordures de fenêtres montrent un jardin ordinaire situé dans un pays du Maghreb (palmiers, architecture, soleil brillant).
– la musique de Bach contribue à un sentiment d’harmonie contrastant avec l’étrange bande son précédente.
Cet effet de transition est exemplaire de la démarche du film qui met en relations des scènes apparemment disparates du point de vue narratif, pour en suggérer la cohérence thématique et symbolique souterraine, dans un jeu permanent de correspondances.
Duel
La main du petit Naoufel enregistre le son ambiant avant de glisser le microphone dans son étui, en imitant la gestuelle d’un cowboy rangeant son revolver. La scène reprend les cadrage des duels du western : gros plan à mi-cuisse sur l’arme, la main pendante prête à dégainer, puis une mise au point sur la mouche présentée comme l’adversaire à abattre dans la profondeur du champ. La scène relève du jeu enfantin mais le parallèle entre le micro et un instrument de mort annonce subtilement le rôle de l’objet dans l’accident de voiture familial. Plus que Naoufel et l’insecte, le combat oppose la mouche et la main au sein d’une mise en scène qui privilégie les plans sur l’un et l’autre protagonistes en laissant le dialogue du père et du fils en commentaire hors-champ.
Un découpage symbolique
La mise en scène de la chasse à la mouche est construite sur une succession de plans rapprochés, en montage elliptique, qui revêtent un fort caractère symbolique. Ainsi le travail de découpage insiste sur le morcellement du corps : le cadre découpe la main, prédateur autonome, au niveau du poignet, annonçant ainsi sa personnification ultérieure dans le récit tandis que le visage de Naoufel est montré de manière parcellaire dans le plan évoquant les gros yeux de la mouche. De manière insolite, la composition des images opère par ailleurs des variations ludiques sur la taille de la mouche représentée comme grande (gros plans, plan sur la vitre, l’astronaute et le globe terrestre) ou petite (le plan sur la poignée de porte) soulignant ainsi son caractère insaisissable au rythme des tentatives de captures.
Les stations de la mouche sur les objets de l’intérieur de Naoufel désignent son univers quotidien et son monde intérieur :
– la partition de solfège renvoie à la profession de sa mère mais aussi à son intérêt pour le son et son ambition de devenir musicien.
– l’astronaute miniature témoigne de son goût pour l’exploration mais aussi de son attrait pour le vide.
De manière plus directement symbolique, le dernier plan met en scène une double menace sur le globe terrestre : la mouche y apparaît comme un monstre disproportionné, et l’ombre portée de la main y dessine une empreinte funeste. La mouche s’envole au moment ou le Maghreb est dans la pénombre, présageant ainsi le deuil qui provoquera l’installation en France de Naoufel. En refusant la logique descriptive du découpage classique au profit de cadrages privilégiant le morcellement d’un espace symbolique, le film revendique son statut de puzzle mémoriel voué à la reconstitution d’une histoire brisée, comme l’annonce la sentence qui clôt la séquence : « On ne gagne pas à tous les coups, c’est la vie ! »