Analyser la quête d’Habu à la lumière des trois visions de l’alpinisme proposées par les séquences consacrées à l’ascension des Alpes.
L’alpinisme comme expérience sportive : la compétition entre Habu et Hase
L’évocation du grand défi des Alpes est narrée par Fukamashi de manière rétrospective comme un récit de compétition sportive dont la forme emprunte au clip :
– Prééminence de la musique : l’apparition du morceau de rock est justifiée par le walkman de Fukamashi avant d’assurer la transition en flash-back avec l’expédition d’Habu qui en augmente le volume sur l’autoradio de sa camionnette. La musique est donc utilisée à la fois comme son subjectif, son in et son off et les moyens de diffusion (walkman et autoradio) comme motifs visuels de transition entre Fukamashi et Habu. Tous deux sont associés dans une pratique sportive, soulignée par le rythme de la musique, au sein d’une introduction qui privilégie les gros plans sur des gestes pour assurer le dynamisme de la séquence.
– La voix off expose les enjeux de la « trilogie hivernale » illustrés par des images elliptiques en héroïsant les protagonistes. Ainsi, trois plans présentent successivement les sommets alpins en installant Habu, face à eux, campé dans toute sa détermination, avant qu’une série de gros plans détaille son équipement pour témoigner de sa maîtrise technique. La clarté du discours scandé d’illustrations explicites inscrit cette séquence dans le registre d’une pastille vidéo journalistique efficace.
– La mise en scène de la compétition est construite sur des effets d’analogie entre Habu et Hase cadrés en montage alterné dans des postures semblables qui les définissent comme des rivaux mimétiques. Des plans d’ensemble valorisant leur glorieuse ascension au sein de ce décor alpin grandiose alternent avec les gestes assurés des deux athlètes de la montagne au sein d’un montage rapide de plans en montage cut. La clôture de la séquence est marquée par l’opposition entre la victoire d’Habu, témoignant de sa conquête du sommet dans une référence directe au célèbre tableau Le voyageur contemplant une mer de montagne de Caspar Friedrich, et un plan sur Hase, ruminant sa défaite dans l’espace confiné d’un chalet.
La rhétorique ostensible de cette séquence exprime la vision journalistique de Fukamashi de l’alpinisme, dans le cadre d’un storytelling de la compétition sportive entre athlètes se confrontant avec aisance et professionnalisme au sein de paysages grandioses.
L’alpinisme comme expérience existentielle : la chute d’Habu
La séquence suivante substitue à cette vision idéalisée de l’alpinisme, l’expérience concrète de la difficulté de l’ascension et de la fragilité humaine face à l’immensité hostile de la montagne.
1. La chute
Habu est maintenant seul sur l’éperon rocheux par lequel il doit atteindre le dernier sommet. La musique s’estompe et la voix off disparaît, laissant tout l’espace sonore au souffle de Habu, au vent de la montagne, au son des mousquetons et du piton. Avec une précision quasi documentaire, la mise en scène montre les gestes d’Habu dans une suite de plans raccordés sur le mouvement témoignant de l’effort de l’alpiniste dans sa progression avant la perte du piton, montrée en très gros plan, qui provoque sa chute.
Cette chute vertigineuse est représentée de manière spectaculaire dans une suite de plans rapides donnant une forte sensation de participation au spectateur. La mise en scène alterne en montage cut les cadrages sur le piton qui tombe dans le vide, le pied de Habu qui glisse, le piolet qui lui échappe, la corde de rappel qui fouette l’air, avant que la caméra ne se trouve elle-même entraînée dans la chute, dans une succession de travellings jusqu’au carton noir exprimant la perte de conscience du personnage.
2. Suspendu dans le vide
Le réveil de Habu fait l’objet d’une forte dramatisation de la vulnérabilité du personnage au sein de l’immensité rocheuse, dont témoigne la figure du lent travelling circulaire qui le dévoile suspendu au-dessus du vide, dans une solitude totale. Ces plans généraux sur la montagne, et plusieurs plans en plongée et contreplongée verticales scandent la difficile remontée du personnage accompagnée de ponctuations sonores soulignant le danger mortel de sa situation. La caméra suit l’ascension de Habu centimètre par centimètre en alternant les plans serrés sur sa main, son pied, la corde de rappel qu’il serre entre ses dents, tandis que l’on entend son souffle, ses grognements de rage, ses gémissements, donnant à éprouver physiquement l’exploit surhumain accompli pour atteindre, au bout de force, le surplomb salvateur. On remarque que la caméra introduit deux inserts sur sa main blessée, au cours de la séquence, comme figure métonymique de l’impuissance du personnage face à la montagne, un motif qui sera repris pour introduire le fantôme de Buntarô. L’homme triomphateur de la nature de la séquence précédente est désormais ramené à la précarité de sa condition d’être vivant au sein d’une immensité écrasante.
La montagne comme espace intérieur : le fantôme de Buntarô
À l’issue d’une ellipse de plusieurs jours, dont témoigne la barbe de Habu, celui-ci est confronté à l’apparition hallucinatoire de Buntarô selon les codes du cinéma fantastique : des manifestations sonores et visuelles à caractère surnaturel au sein d’un espace nocturne indéchiffrable, provoquant la terreur du personnage. Le motif de la lampe torche fonctionne selon le double registre de rhétorique de l’effroi du cinéma fantastique et de la mise en scène onirique de la culpabilité de Habu.
La main mystérieuse qui annonce l’apparition de Buntaro est à cet égard significative : elle surgit du hors-champ vers le bas de l’image au premier plan, dans un effet de perspective qui lui confère une dimension gigantesque. Ce motif de la main suspendue symbolise l’expérience partagée de l’impuissance des deux personnages au cours de leurs chutes respectives, et la conscience coupable de Habu.
Le halo de lumière de sa lampe frontale dévoile ensuite, comme sur une scène de spectacle, l’image fantasmagorique de Buntarô pendu au bout de sa corde, rappelant à Habu ses promesses non tenues avant que la voix du spectre disparaisse dans un acouphène strident. Jouant avec les codes du film d’horreur, la scène est révélatrice de l’impact psychologique produit par la disparition tragique du jeune garçon sur Habu et de l’état mental altéré de ce dernier. Elle fait écho à la phrase d’Erri de Luca : « Nous les alpinistes, nous grimpons tous avec nos fantômes ». Loin de l’aventure sportive excitante, le montage se révèle ici comme un espace introspectif provoquant l’anamnèse des conflits intérieurs du personnage.