Terre et mer
La première image est celle du logo animé du studio Universal, associé à des bruits sous-marins qu’on entendra jusqu’à la fin de la séquence, d’abord seuls, puis mixés avec le célèbre thème musical de John Williams. La combinaison de cette image de la Terre qui tourne sur elle-même devant un ciel étoilé et de sons renvoyant aux profondeurs marines met d’emblée l’accent sur l’un des thèmes majeurs des Dents de la mer : celui d’une force à la fois supérieure et naturelle, générale et singulière, d’abord indéterminée, qui semble remonter aussi bien des abysses que de la nuit des temps – deux motifs illustrés à leur tour par un noir inhabituellement long, tandis que l’intensité de la bande-son ne cesse de croître.
Le point de vue du monstre
Les deux notes répétées au contrebasson (mi et fa) qui composent le motif principal de la musique du film surgissent de cette nuit initiale et ponctuent l’apparition de la première mention du générique en lettres capitales blanches sur le fond noir (« A ZANUCK/BROWN PRODUCTION »), puis celle des noms des trois interprètes principaux (Roy Scheider, Robert Shaw, Richard Dreyfuss). La menace qu’elles suggèrent, et qui s’accentue avec l’accélération de leur répétition, s’actualise alors à l’image : une caméra explore les fonds marins en glissant lentement en avant. Et lorsque le titre du film apparaît à son tour, ses quatre lettres massives désignant le requin par synecdoque – « JAWS », c’est-à-dire « mâchoires » – dévorent l’écran et orientent notre compréhension du plan sous-marin : le point de vue de la caméra se confond avec celui du monstre, lui-même associé désormais au thème musical lancinant, qui s’inspire à la fois de l’ouverture du Sacre du printemps d’Igor Stravinsky et du thème composé par Bernard Herrmann pour Psychose (Alfred Hitchcock, 1960).
L’étrangeté des abysses
Mais à l’inquiétude suscitée par l’effet de caméra subjective et par le traitement de la bande-son s’ajoute encore le sentiment d’étrangeté provoqué par le contenu même de l’image : ces algues enchevêtrées et ondulantes que la caméra traverse et dans lesquelles elle finit par s’empêtrer à la toute fin du plan. Si elles désignent évidemment le monde mystérieux des abysses, elles pourraient également connoter cette autre force qui semble animer symboliquement le requin tout au long du film : celle qui surgit des méandres de l’inconscient.
Seuil et césure
La position du long plan subjectif du requin ne laisse pas d’interroger sur son statut : placé en l’ouverture du générique, il n’en contient que la première partie des crédits (outre ceux déjà mentionnés, on trouve encore les interprètes secondaires, la musique et le montage), la seconde partie (photographie, scénario, production et réalisation) apparaissant dans le plan suivant, lequel montre des jeunes gens autour d’un feu de camp sur la plage et ouvre ainsi la séquence de la baignade nocturne. La coupe brutale entre ces deux plans surprend d’ailleurs le spectateur, alors que le thème de John Williams est subitement remplacé par un air d’harmonica interprété à l’écran par l’un des figurants. Cette rupture visuelle et sonore renforce alors l’impression que le plan sous-marin délivre une image qui n’appartient pas à la continuité du récit filmique, une image-seuil, autonome, mentale, qui nous plongerait effectivement dans les profondeurs de l’inconscient.