Présentation

La séquence de la deuxième attaque du requin est intégralement construite à partir du regard de Brody, lequel surveille la mer depuis la plage, s’inquiétant seul d’un possible danger, tandis que les vacanciers insouciants profitent du soleil et de l’eau. Le policier devient ainsi un objet d’étude pour la mise en scène qui observe à travers lui les manifestations de la peur.

Proposition d’activité
Relever les procédés utilisés pour susciter le suspense par la mise en scène du regard de Brody.



Une mise en abyme de la situation spectatorielle

En raison de son positionnement en retrait dans le décor de la plage et de l’extrême attention dont il fait preuve, mais aussi du montage, qui l’isole à plusieurs reprises dans des plans insistant singulièrement sur la frontalité du cadrage, Brody donne nettement moins l’impression de participer à la scène que d’en constituer un témoin extérieur, ce qui introduit une mise en abyme de la situation spectatorielle.

On comprend, dès lors, que le dispositif de représentation mis en place par Steven Spielberg poursuit un double objectif. Il s’agit bien d’abord de développer les stratégies attendues de suspense et de surprise, comme le montrent notamment les fausses alertes du vieil homme nageant avec un bonnet de bain noir et de la jeune femme poussant un cri lorsqu’un ami la soulève hors de l’eau. Mais l’ambition de la séquence est également réflexive : à travers les réactions de Brody – tantôt alarmé, tantôt rassuré –, qui doublent les nôtres au cœur même de la fiction, elle révèle et déconstruit le principe de direction du spectateur sur lequel elle repose. Nous jouissons alors à la fois de nous laisser manipuler par la mise en scène et d’en avoir conscience, c’est-à-dire d’en subir et d’en saisir le fonctionnement.







Le regard empêché

Deux procédés particulièrement remarquables exacerbent et interrogent la tension entre voir et ne pas voir qui préside à l’organisation de la séquence (comme à celle du film tout entier).

Le premier procédé, relevant de ce qu’on appelle un « volet naturel » (ou un « raccord masque »), consiste ici à faire passer des figurants devant la caméra pour obstruer le champ et introduire une coupe. Il est utilisé à six reprises en à peine vingt secondes, selon deux modalités distinctes : dans un premier temps, il est combiné à un effet de rapprochement sur Brody, qui articule trois plans successifs avec un cadrage de plus en plus serré, selon le principe du raccord dans l’axe ; dans un second temps, il est associé à une série de champs-contrechamps entre Brody et les personnages se baignant dans la mer, de sorte qu’il vient boucher la vue au moment précis où doit s’opérer le raccord regard entre le champ et le contrechamp.

L’effet obtenu est le même dans les deux cas de figure : la surveillance que tente d’exercer le policier s’en trouve évidemment gênée ; son regard est comme empêché par les entrées dans le champ des figurants, qui font écran entre lui et la mer, source potentielle du danger. Par leur répétition insistante, les volets naturels viennent ainsi fissurer la vision du protagoniste en même temps qu’ils perturbent la continuité filmique, et saturer les images tout en ouvrant une béance entre elles.

Le deuxième procédé implique l’utilisation d’une lentille bifocale, c’est-à-dire une lentille fendue en deux et placée devant l’objectif de la caméra, ce qui permet d’obtenir une netteté égale du premier plan et de l’arrière-plan, mais avec une zone de transition floue entre les deux. Le plan concerné est celui, en caméra subjective, dans lequel un conseiller municipal, qui vient de s’installer devant Brody, lui demande de s’occuper des problèmes occasionnés près de sa maison par des chats et un camion à ordures. Il est précédé d’un plan où l’on voit le chef de la police tentant obstinément de regarder par-dessus l’épaule de son interlocuteur pour ne pas perdre le contact visuel avec la mer.
C’est donc la même logique du regard empêché qui se trouve ici mise en jeu et qui affecte l’intégrité de l’image en produisant, cette fois, une impression de hiatus et de déséquilibre en son sein même : coupé en deux par la zone de flou, à la manière d’un split screen ou d’un collage, le plan oppose le visage énorme de l’importun, auquel Brody reste indifférent, et celui, minuscule, de la jeune femme dans l’eau, qui accapare son attention.

Quelques instants plus tard, Harry, le vieil homme au bonnet de bain ridicule, vient lui aussi distraire Brody en se séchant en face de lui (et en ne manquant d’ailleurs pas de faire allusion à sa phobie de l’eau), de même qu’Ellen, qui cherche ensuite à le détendre en lui massant les épaules – si bien que tous les personnages qui l’entourent constituent autant d’obstacles à sa vigilance et lui interdisent effectivement de prévenir l’attaque du requin.



Commotion visuelle et émotionnelle

Ainsi, lorsque le monstre marin s’en prend à Alex, Brody réagit avec un temps de retard, tout comme la mère de l’enfant, ce qui est souligné ironiquement par l’un des vacanciers s’exclamant « Did you see that ? » (« Vous avez vu ça ? »). Et un nouvel effet optique vient encore focaliser notre attention sur la peur que ressent le policier plutôt que sur l’attaque elle-même. Il s’agit d’une figure inventée par Alfred Hitchcock dans Sueurs Froides (Vertigo, 1958) : le travelling compensé, qui est réalisé grâce à la combinaison d’un travelling avant et d’un zoom arrière dans le plan où Brody prend enfin conscience de ce qui se passe. En déformant l’image, à travers l’étirement de la perspective et la distorsion du visage, le travelling compensé produit alors une commotion visuelle qui traduit – ou plutôt qui transfère et continue sur un autre plan – la commotion émotionnelle éprouvée par Brody. L’attaque du requin ne se contente donc pas de justifier narrativement la peur du protagoniste en lui donnant raison contre ceux qui ne voulaient pas croire à la réalité d’une menace, à commencer par le maire : elle actualise plastiquement cette même peur en faisant passer sa subjectivité dans une image objective. Autrement dit, elle fait du monde représenté une expression de ses affects. C’est pourquoi, dans cette séquence et tout au long du film, nous avons essentiellement peur de la peur de Brody.

Ressources complémentaires
 Sueurs froides : séquence du vertige
 Contrechamp : le travelling compensé


Un itinéraire initiatique

À l’échelle du récit global, le requin ne représente jamais qu’une image extraordinaire de la phobie d’un homme ordinaire, dont la trajectoire dans le film dessine un récit initiatique, depuis sa première apparition à l’écran, où il fait face à la mer – la regardant, au réveil, à travers la fenêtre de sa chambre –, jusqu’à la dernière séquence, dans laquelle il rejoint le rivage à la nage avec Hooper, après avoir déclaré : « I used to hate the water » (« Avant, je détestais l’eau »), signifiant par là une victoire essentielle sur lui-même. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que Brody abatte finalement le requin alors même qu’il est en train de s’enfoncer dans l’eau, accroché au mât du bateau qui coule : en tuant le monstre pour protéger la communauté, il se libère symboliquement de sa peur la plus irrationnelle et la plus viscérale.