La déchéance de Charlot
Dès les premières secondes de cette formidable séquence, le spectateur s’étonne et s’inquiète de ce qui s’apparente à une véritable amputation : Charlot n’a plus sa canne. Privé de cet appendice essentiel, qui lui a tant de fois servi à conserver contenance et dignité en toutes circonstances, Charlot n’est plus tout à fait Charlot. Et de fait, le Vagabond est presque méconnaissable lorsqu’il réapparaît dans les rues de la ville après l’ellipse de son séjour en prison. La dégradation du personnage se mesure à son apparence physique et vestimentaire, mais également dans son rapport aux deux gamins vendeurs de journaux. On se souvient qu’au début du film, Charlot les tenait en respect avec un certain panache (voir le gag du bout de gant en lambeaux) et avec sa badine. Ici, le motif de l’habit en morceaux est repris, mais dans un registre beaucoup plus sombre, et les deux garnements se montrent par ailleurs plus agressifs à son égard : ils lui tirent dessus à la sarbacane, manquent de le faire tomber et lui arrachent violemment un pan de tissu qui sort de son pantalon déchiré. Littéralement, Charlot part en morceaux, et les gamins sont désormais les bourreaux de ce dandy décati et loqueteux, qui semble bel et bien menacé de dislocation (comme le suggère la grosse attache métallique qui fait tenir les deux pans de sa veste).
L’ouverture de la séquence finale offre donc la version cruelle et pathétique d’une situation déjà vue au début du film, où elle était envisagée sur un mode comique.
L’inversion des motifs
On constate un phénomène identique de « reprise en négatif » chez la fleuriste. Un claquement de porte semble en effet rejouer le moment de la première rencontre avec son bienfaiteur, mais il s’agit seulement d’un leurre : cette fois-ci, c’est un vrai et jeune gentleman qui sort de la voiture luxueuse pour lui commander des fleurs. Dans le même ordre d’idée, quand Charlot passe devant la vitrine de l’antiquaire (qui avait été le terrain d’un moment de contemplation érotique et malicieux), on constate que la statue de femme nue a disparu ; elle a été remplacée par l’effigie d’un homme a l’air pensif et taciturne, assis dans un fauteuil. Le périmètre habituel du Vagabond semble dès lors avoir été complètement mis à l’envers, diamétralement retourné durant son absence.
Leurs yeux se rencontrèrent
Le rapprochement spatial entre la fleuriste et le Vagabond fait l’objet d’une mise en scène minutieuse et progressive. Quand Charlot réplique au vendeur qui lui arrache un morceau d’habit, le panoramique gauche/droite qui le suit fait entrer dans le champ la devanture de la boutique de la fleuriste à l’arrière-plan, et l’on découvre ensuite la jeune femme qui regarde la scène d’un œil amusé. La composition du cadre a pour fonction d’inverser la direction du regard voyeuriste : ici, le Vagabond est vu à son insu, tandis que tout au long du film, c’est lui qui observait discrètement la fleuriste.
Quand il se retourne vers la boutique, le contact visuel s’établit, mais la reconnaissance est à sens unique et a lieu à travers la vitrine. L’écran de verre permet de voir sans entendre, et inverse donc la position qui était celle de l’aveugle jusque-là : elle entendait sans voir.
On ne voit bien qu’avec le corps
C’est la jeune fille qui sort dans la rue pour rejoindre le vagabond, et oblitérer de la sorte « l’écran des apparences » que figure la vitre translucide. Le cadrage épouse alors le mouvement de rapprochement des personnages, en passant par paliers du plan moyen au plan rapproché-taille, puis au plan rapproché-poitrine, de manière à mettre en valeur et à graduer les émotions complexes qui affleurent sur les visages.
La reconnaissance devient réciproque lorsque la fleuriste prend la main du Vagabond. « Elle voit maintenant », mais elle le voit pour la première fois, si bien que c’est le toucher, le « regard de l’aveugle », qui atteste de l’infalsifiable vérité du corps. L’ultime étape est franchie, et l’émotion culmine dans ce moment de vision pleine et entière, soulignée par un gros plan, où la lucidité s’ajoute à la vue retrouvée.
L’élan suspendu
Le film se clôt sur un gros plan du visage du héros, qui disparaît dans le fondu au noir final. Selon nos critères contemporains, cette fin peut être jugée déceptive, dans la mesure où elle ne satisfait pas le désir du spectateur de voir les personnages s’étreindre. Mais une fois encore, ce choix offre une manière de commentaire quant à la période-clé où le film est tourné.
En effet, le fameux happy end hollywoodien, désormais typique, ne deviendra incontournable qu’avec la généralisation du parlant. À l’époque muette, les fins dramatiques étaient très répandues et même très prisées, parce que le cinéma muet était largement lié à l’irréalité, à l’exotisme et à l’activité onirique. À l’inverse, le cinéma parlant a fait passer le récit filmique du mythe au réalisme, contribuant ainsi au triomphe de la vraisemblance et de la crédibilité sur l’imaginaire tragique ou épique. Le lien affectif entre le spectateur et le héros devient dès lors si personnel et si « égoïste » que le public craint désormais ce qu’il exigeait auparavant : la mort du héros, où la fin triste et pessimiste. Avec le cinéma parlant, le happy end se substitue ainsi à la fin tragique, si bien que la fatalité recule devant un providentiel optimisme.
Roi du burlesque depuis les années 1910, Chaplin sait pertinemment que son art est irrémédiablement voué à disparaître, ou tout du moins à se transformer de manière drastique. Prenant acte à sa façon de la fin d’une ère et du début d’une autre, le dénouement des Lumières de la ville est donc à la fois heureux et triste : les retrouvailles ont lieu, mais la réunion des protagonistes reste suspendue. Dans le plan final, Charlot s’efface à l’angle des sentiments, à la charnière du muet et du parlant en somme.