Présentation

Chaplin fait de la problématique du muet et du parlant le sujet principal du prologue des Lumières de la ville. Cette scène introductive affiche en effet son autonomie par rapport à l’intrigue du film en développant un commentaire sarcastique sur l’évolution du cinéma, tout en réaffirmant la suprématie de l’art chaplinien.

Proposition d’activité
Analyser la satire du cinéma parlant et le caractère irrévérencieux de la pantomime de Charlot



Une satire du cinéma parlant

Dès les premières images, le cinéaste prend un malin plaisir à orchestrer le face-à-face des forces en présence, à la manière d’un duel drolatique. D’un côté, l’éclosion technique (le son synchrone) ; de l’autre, l’explosion comique (la pantomime burlesque).

Le film s’ouvre sur un discours officiel : dans la profondeur de champ du plan d’ensemble initial, un homme à la tribune s’agite en faisant de grands gestes, lesquels sont mis en exergue par un recadrage en plan rapproché poitrine. Alors que l’apparition du premier intertitre prépare le spectateur à observer des lèvres s’agiter sans produire de son (comme au temps du muet, donc), les plans qui suivent font finalement entendre la voix de l’orateur. Mais cette voix est totalement altérée et n’articule aucun mot de manière intelligible (on raconte que Chaplin aurait conçu cette voix inaudible en parlant lui-même dans le bec d’un saxophone). La parole ne véhicule donc ici aucune signification, et se retrouve au contraire dégradée à l’état de simple bruit. La satire des « talkies », des « films parlotte » est particulièrement savoureuse, dans la mesure où l’emphase gestuelle de l’orateur se voit ridiculisée par les gazouillis sonores qu’il produit avec un sérieux papal. Si Chaplin se moque ici des grands discours, il tourne également en dérision la mauvaise qualité du rendu des voix au début du parlant, qui étaient effectivement très nasillardes, peu définies et presque sans relief, forçant bien souvent le spectateur à tendre l’oreille.

À l’inverse, face à l’orateur empesé et à la femme qui prend sa suite à la tribune (affublée de la même anomalie vocale), le corps de Charlot, lui, se fera souverain et s’exprimera sans aucune limite ni limitation. Lorsque l’ensemble statuaire est dévoilé, c’est à un lever de rideau sur le burlesque muet que l’on assiste finalement. Charlot dort encore, mais son exubérance corporelle ne tarde pas à s’éveiller et à se révéler dans toutes ses dimensions.



Corps et décor : la subversion burlesque

Toute la tradition burlesque repose sur la dynamique des corps et s’accomplit dans le débordement, le déchaînement, les chutes et les collisions en tous genres. D’une manière générale, la figure burlesque est celle qui vient dérégler les rapports attendus ou le protocole convenu, comme en témoigne ici l’entrée en scène du Vagabond, où « le réveil du muet face au parlant » s’effectue en une sorte d’hommage au slapstick des premiers temps.

La pantomime débridée et carnavalesque de Charlot accorde en effet une large place à la « zone basse » du corps, qui le conduit plusieurs fois à montrer volontiers son derrière aux officiels ! D’abord, le glaive enfilé dans le pantalon permet l’exhibition provocatrice et soutenue de ce qui devrait rester caché ; ensuite, une fois libéré de l’épée solennelle (après moult jeux de scène), Charlot s’assoit sur le visage de la statue de droite, collant ainsi ostensiblement son postérieur sur la face sculptée. Puis il s’assied dans la main de la statue de gauche, avant de disposer son visage devant la main ouverte de la statue, comme pour adresser au cinéma parlant un pied-de-nez aux dimensions monumentales, raillant dans le même geste tout ce qui prétend à une valeur ou à une respectabilité.

Durant tout le développement de la scène, Charlot résiste à l’expropriation en prenant tout son temps pour quitter les lieux : il peine à se dépêtrer de l’épée, noue ses lacets, multiplie les saluts de chapeau, etc. Cet authentique concert de lazzis peut être considéré comme ce que les anglosaxons appellent un « slow burn », soit une forme comique fondée sur la durée, sur la « combustion lente » et l’étirement extrême d’une situation donnée. En épuisant toutes les interactions de comédie entre un corps et un décor, en raillant le parlant défaillant tout en exaltant le burlesque fulgurant, Chaplin démontre ici avec brio que l’art du muet n’a pas dit son dernier mot.