Présentation

Cette séquence de première rencontre manifeste la capacité de Chaplin de transmettre des informations complexes au spectateur en développant une situation dramatique simpe et vraisemblable. Le Vagabond doit en effet s’apercevoir que la fleuriste est aveugle et comprendre qu’elle le prend pour un homme riche dans une scène qui introduit l’attirance naissante entre les deux personnages.

Proposition d’activité
– Analyser les trois plans de présentation de la fleuriste.
– Analyser la mise en scène de la portière.


Éclosion de la femme-fleur

L’introduction dans l’intrigue du personnage de l’aveugle procède d’un « phénomène d’éclosion » quasi littéral. La scène s’ouvre sur le gros plan d’un grand bouquet de fleurs blanches, duquel semble sortir le visage de l’héroïne. En effet, un lent fondu enchaîné relie ces deux premiers plans, qui crée alors l’impression que la fleuriste émerge du bouquet. D’emblée, la surimpression prononcée associe intimement le motif floral au personnage, suggérant un rapport d’analogie entre les deux. De la sorte, Chaplin réactive cinématographiquement une métaphore universelle : la fleur comme l’image des vertus de l’âme, et le bouquet qui les rassemble comme l’expression de la perfection spirituelle. La « femme-fleur » est l’archétype de l’amour et de l’harmonie, popularisé par le romantisme allemand (Novalis en particulier) puis abondamment repris par le cinéma, notamment à l’époque muette. Cette séquence s’ouvre donc sur un délicat moment de contemplation, qui relie par ailleurs le personnage de l’aveugle à l’iconographie classique du genre mélodramatique (particulièrement prisé à l’époque)



La mise en scène d’un bruit muet

Au début de la séquence, Charlot doit traverser une rue encombrée par la circulation, et surtout occupée à l’avant plan par un policier à moto. Certes, le Vagabond n’a alors commis aucun délit, mais il sait pertinemment qu’en vertu d’un préjugé social largement partagé, un clochard est un voleur en puissance, et que par conséquent, il lui faut mieux éviter de se faire remarquer par l’agent de police. Il a donc l’idée de passer par les sièges arrière d’une limousine stationnée devant le trottoir où la vendeuse de fleurs s’est installée. Quand il sort de la voiture par l’autre côté et referme la portière, la fleuriste est alertée par le bruit du claquement et interpelle celui qu’elle prend alors logiquement pour un homme riche (puisqu’il descend d’une belle voiture). Le bruit n’est pas postsynchronisé, ni souligné par aucun effet musical. La fleuriste l’entend, mais pas le spectateur. Tout part donc de l’instinct du vagabond (échapper au policier en traversant l’intérieur de la limousine) ; instinct silencieux (burlesque oblige) provoquant l’instant amoureux (la rencontre avec la fleuriste), par le truchement d’une action qui préfigure la rencontre entre le comique et le mélodramatique.

Quand le véritable propriétaire de la limousine revient et referme la portière du véhicule, la jeune fille s’adresse à lui : « Attendez, votre monnaie, Monsieur… ». Une nouvelle fois, le claquement de portière n’est pas donné à entendre, mais Chaplin attire notre attention sur ce bruit « inaudible » en effectuant un rapide panoramique gauche/droite. Charlot regarde alors en direction de la voiture qui s’éloigne, puis de la fleuriste dont le visage est tourné vers la voiture, avant de lancer un regard à la caméra. Ainsi, on comprend qu’il comprend que la jeune aveugle l’a pris pour l’opulent possesseur de la limousine.

Le premier claquement de portière est donc nécessaire pour amener l’aveugle à penser que le Vagabond est un notable ; tandis que le second claquement de portière est nécessaire pour amener Charlot à comprendre de quelle méprise est victime la jeune fille. Le développement du drame s’appuie sur des bruits, mais des bruits que l’on n’entend pas – des bruits fidèles à l’essence muette du personnage de Charlot.


Comédie et mélodrame

Dans la dernière partie de la séquence, le Vagabond se retire discrètement afin de ne pas trahir sa présence (laquelle ruinerait l’illusion précédemment crée par le départ en voiture du vieux gentleman), puis observe la fleuriste à distance raisonnable, sans faire de bruit et visiblement sous le charme de la charmante jeune femme. Mais comme souvent chez Chaplin, le burlesque primitif trouve toujours le moyen de faire retour et de s’inviter dans les scènes les plus sentimentales. Si bien qu’à la fin de la séquence, la fleuriste aveugle, pensant être seule, jette l’eau de son seau au visage de Charlot, qui sort alors de scène, au moment précis où le film célèbre l’union du « slapstick » et du mélodramatique.