Les motifs de la répétition
L’expression « on tourne en rond » renvoie d’abord à la répétition des paroles contradictoires de Gang-du (« Elle est décédée mais elle n’est pas morte », « Elle était morte mais elle est vivante ») dont le récit va nous donner à voir la réalité. Elle correspond aussi au mouvement de la voiture dans le parking qui vient clore l’extrait. À l’échelle du film, elle rend compte de l’errance permanente des personnages notamment dans les égouts labyrinthiques de Séoul. Mais si tourner en rond, c’est répéter le même mouvement, refaire et redire la même chose, revenir au point de départ à l’image du récit, c’est aussi faire circuler, faire revenir, faire revivre : ce mouvement circulaire est aussi celui de cette famille qui se relaie pour essayer de convaincre le policier, faisant circuler un même geste (la main de l’oncle et de la tante droite, qui, tranchante, assène le propos), et faisant cercle autour de cette motivation qui les unit : retrouver la jeune fille. Ce tournoiement, qu’il soit celui de la répétition ou de la circulation, caractérise cette famille et sa force de résistance, sa capacité à ne pas lâcher prise. À force de tourner en rond, la famille Park va sortir de l’hôpital. Mais alors qu’ils en sortent, le père affirmant : « On est sauvés », les problèmes recommencent puisqu’une voix off le contredit : « Ça ne suffit pas », suspendant le soulagement qui semblait se profiler pour les personnages pour relancer leur quête acharnée.
Une famille de ratés
Cet extrait met en scène le mépris auquel fait face cette famille que l’on n’écoute pas et ne cherche pas à comprendre. Ils sont en effet, comme souvent les héros de Bong Joon-ho, ceux auxquels on ne prête pas attention et le rideau translucide qui sépare Gang-du des autres marque la manière dont on le voit sans le voir, on l’entend mais ne l’écoute pas.
Il affirme ainsi, au cours d’une reconstitution mimée de l’enlèvement de Hyun-Séo dont le but est de suppléer à la confusion de son discours : « le monstre, c’est moi ». Cette déclaration de Gang-du mettant le portable de Hyun Seo dans sa bouche renvoie à de nombreux motifs du film associant Gang-du à la figure du monstre, que ce soit dans des caractéristiques que le héros et la créature partagent (les chutes de l’un comme de l’autre lors de la première séquence sur les rives du fleuve) ou dans des effets de montage qui semblent les réunir en un seul corps (lors de la séquence de la première attaque sur les bords du fleuve, le monstre court mais c’est la tête de Gang-du qui raccorde avec ce mouvement). Ce père, incapable de s’occuper de sa fille (il lui donne à boire de la bière) ni la protéger (il se trompe de main à tenir), apparaît ainsi comme un monstre d’incompétence en dépit de son amour paternel. Au sein de la séquence, cette reconstitution est cadrée en plan subjectif à partir du policier, dont la stupeur incrédule est soulignée par un travelling avant sur son visage : les tentatives d’explications de Gang-Du derrière son rideau, qui forme comme une cellule abstraite, apparaissent comme les gesticulations incohérentes d’un aliéné. De manière plus large, la recommandation du médecin d’adopter une attitude compréhensive souligne cette frontière, teintée de mépris social, qui rend inaudibles les protestations de la famille Park.
L’élément qui motive l’évasion collective de cette famille désaccordée est la prise de conscience du manque de nourriture de la petite Hyun-seo. Cette question du devoir de nourrir ouvre et clôt The Host : le jeune garçon de la fin est celui qui voulait voler dans le snack au début. Le « host » du titre français prendra alors une autre dimension : il s’agit aussi d’être un hôte, d’accueillir notamment les enfants qui sont dans le besoin. The Host c’est bien la créature mais c’est bien aussi Gang-du qui vient accueillir See-joo.
Piksari : le surgissement de l’incongru
L’extrait est remarquable par ses ruptures de ton. Bong Joon-Ho se revendique du « piksari » dans la composition de ses films, interjection argotique coréenne signifiant la survenue d’un élément incongru et inattendu. Tout à coup, dans le couloir de l’hôpital puis dans le parking, le film change à la fois de ton et de rythme : le travelling avant autonome sur Gang Du démasqué et surtout la musique de cirque introduisent un registre farcesque contrastant avec la tonalité dramatique de la scène, de même que, dans le parking, la lenteur de la sœur produit un effet de décalage burlesque au sein de la course poursuite effrénée de la famille. De manière soudaine, la famille de marginaux confrontée à un dialogue impossible avec l’institution se transforme en une bande de pieds nickelés débrouillards sur un mode burlesque.
Cet usage du piksari se retrouve en particulier dans le film au sein des scènes réunissant toute la famille : ainsi celle dans le gymnase où sont rassemblées les familles des victimes dans laquelle les manifestations de désespoir tournent au pugilat burlesque. Mais il passe aussi par le montage qui créé des ruptures ainsi que le font ici les raccords, en début et fin d’extrait, entre la voix off et les images qui lui sont associées, non seulement lors de la sortie du parking mais dès le commencement de l’extrait alors que la voix-off du policier affirme que Hyun-seo, que l’on vient de voir à l’image, est décédée. Plus qu’une rupture ou une opposition, c’est la cohabitation dans une continuité sonore et/ou une même image, d’un élément et de son contraire qui détonne. Bong Joon-ho revendique le concept coréen appelé « Hee Lo Ae Lak » (Joie Colère Tristesse Plaisir) liant intensément ces sentiments au sein d’une même scène, non pas sur le mode de la rupture de l’équilibre émotionnel et rythmique , mais de la création d’une tension dynamique de ces éléments contradictoires, à l’image du monstre composite du film.