Critique

Flammes

par Jean Narboni

Flammes (Adolpho Arrietta, 1978).

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Mercredi 18 janvier sort le nouveau film d’Ado(lfo) Arrietta, Belle Dormant, avec un casting très riche : Niels Schneider, Agathe Bonitzer, Tatiana Verstraten, Mathieu Amalric, Ingrid Caven, Serge Bozon, Andy Gillet…

Projeté au Café à partir du 18, le film du grand cinéaste espagnol souvent comparé à Jean Cocteau fait l’objet d’une avant-première exceptionnelle ce vendredi 13, à 20h, en sa présence et en celle de N. Schneider, A. Bonitzer, I. Caven et Nathalie Trafford, productrice.

Le lendemain, à 14h, le Café projette le film le plus célèbre, et sans doute le plus beau, d’Arrietta, Flammes (1978), dans lequel Caroline Loeb — future interprète de C’est la ouate — est une jeune femme fascinée par l’érotisme des pompiers. Le film sera présenté par le cinéaste et par Jean Narboni.

Nous remercions chaleureusement ce dernier pour nous avoir permis de reproduire ici la critique qu’il avait écrite dans les Cahiers du cinéma pour accompagner la sortie de Flammes.


 

Les pompiers surtout. Les bottes, le casque enfoncé, et voir leurs yeux dessous, qu’est-ce que c’est excitant ! Quand ils défilent, ça me rend toute chose… Il faut dire que le feu, les incendies, ça c’est excitant. Si j’avais été un homme, j’aurais été pompier. La voiture rouge, la lance à incendie, tout, quoi ! (Yvonne in Les femmes, la pornographie, l’érotisme, de Marie-Françoise Hans et Gilles Lapouge, Éditions du Seuil, collection « Libres à elles », 1978.)

On ne voulait pas leur donner plus d’un jour de repos, dans la crainte que vivant chez eux sans métier, ils s’adonnassent à la débauche.  (Archives nationales des Pompiers de Paris 01-360. Notice sur le guet.)

 

Cocteau, qu’Adolfo G. Arrieta tient pour son maître, se plaisait à répéter qu’il n’était pas spirite, mais ébéniste. On croyait qu’il faisait tourner les tables, il se contentait, avec la plus grande conscience professionnelle, d’en fabriquer. Par une pudeur paradoxale, la rapidité et la précision du trait se dissimulaient, dans ses films, derrière une élégance.

Il n’est pas impossible que le malentendu se reproduise aujourd’hui avec Arrieta, et qu’on ne voie en lui qu’un esthète vaporeux ou un truqueur snob. Si je trouve, pour ma part, que Flammes est un film admirable, ce n’est pas au nom de je ne sais quel indicible charme ou fumeuse poésie, mais en raison de l’intelligence et de la complexité du scénario, de la justesse dans le choix, le jeu d’acteurs et les dialogues, de la précision musicale de la mise en scène. Le film, avec l’humour d’un raisonnement par l’absurde, démontre un bizarre théorème touchant à l’angélisme et donc à la perversion. Chacun des membres du petit monde qui s’y tracasse, en effet, est en quête non pas exactement d’un objet d’amour, encore moins d’un partenaire sexuel, mais – eu égard au trouble généralisé quant à l’assignation de tel ou telle à un sexe déterminé – d’une âme sœur susceptible de participer au même jeu.

Soit un autre « théorème », celui, par exemple, du film de Pasolini portant ce titre. Supposons qu’il s’agisse, au lieu d’un invité sans racines, du pompier de la caserne voisine, que la fille de la maison bourgeoise, après l’avoir dragué, veuille – le trouvant fort beau – l’avoir pour elle toute seule, qu’elle s’enferme avec lui dans sa chambre pendant des jours et des nuits, et que père, frère, bonne, affectueux, inquiets et vaguement jaloux, se mettent à harceler, à vouloir savoir ce qui se trame, à cogner sans cesse à sa porte : « veux-tu sortir, veux-tu sortir », comme on fait aux enfants qui s’isolent, on ne sait trop pourquoi, ou on sait trop pourquoi, aux cabinets (lieu privilégié, pour Proust, de la rêverie, des larmes, de la lecture et de la volupté) : ce serait, d’une certaine façon, Flammes (anciennement « Dans le bras du pompier fantôme »).

Contre les symptomatologies – pères, préceptrices, etc. – maniaques du diagnostic qui croient qu’il n’y a pas de fumée sans feu (qu’un comportement qu’ils ne comprennent pas ne peut-être que le signe d’un esprit vagabond, d’obsessions malsaines ou d’une raison qui vacille), Arrieta, entièrement du côté de son héroïne Barbara, prend le parti de ceux qui savent qu’il n’y a pas de fumée sans fumeur, c’est-à-dire d’incendie sans pompier.

Sauf qu’il s’agit d’un faux incendie et d’un pompier de fortune, de quelqu’un déguisé en pompier, et, comme il l’avouera plus tard, « pas par vocation ». « On rencontre enfin ses voisins quand on contemple avec eux son immeuble en feu », écrit Jerry Rubin dan Do It. Mais si l’on habite un maison isolée et que le voisins (père, frère, cuisinier, préceptrice) sont précisément les gens qu’on ne veut plus rencontrer, si l’on n’a au contraire qu’un seul désir, rencontrer un pompier, que reste t-il à faire ? Simuler, comme Barbara, un incendie chez soi.

Un pompier ou ce pompier ? Toute la complexité du film est là. Rappelons-nous, par exemple, Comment Yukong déplaça les montagnes, de Loridan et Ivens, épisode, si ma mémoire est bonne, Une femme une famille. Une chinoise y est interrogée : « Aimez-vous votre mari ? – Oui, bien sûr – Vous arrivait-il autrefois de penser à l’amour, au mariage ? – Oui – Comment imaginiez vous, alors, votre futur mari ? – Il serait honnête et travailleur, il aurait une bonne idéologie, et il aimerait profondément le Président Mao ». On peut en déduire, si l’on se réfère aux estimations politiques alors en vigueur sur le nombre de mauvais éléments dans le peuple chinois (moins de 10%), que cette femme aurait pu aimer environ 350 millions d’hommes. Il est vrai qu’elle était sur des positions de classe prolétarienne. La Barbara d’Arrieta, elle, a le malheur de n’être qu’une bourgeoise, aussi c’est cet uniforme-là qu’elle aime (de pompier, pas de CRS, de militaire ni de garde rouge) et c’est ce pompier-là qu’elle veut (entre tous ses collègues, et contre le copain qui, venant à sa place lors d’un premier rendez-vous, insiste pourtant pour rester).

Grand sujet que celui de Flammes : pour aimer l’uniforme, on n’en a pas moins le goût de la singularité. Pour être en état de disponibilité amoureuse, on n’en est pas moins exclusif quant à son choix d’amour. Et c’est d’abord cela qu’il faut apprécier du film, de son climat : cette torpeur un peu vide, ennui léger et férocement occupé qui ne signe pas seulement une appartenance de classe (le désœuvrement et l’oisiveté de « ceux qui peuvent se le permettre » vite inducteur, chez un spectateur qui s’y arrêterait, d’agacement ou de rejet), mais bien le bercement quotidien caractérisant l’état de vacance de ceux qui savent déjà qu’ils vont tomber amoureux, mais pas encore exactement de qui. Et cela vaut pour tous le personnages de la fiction.

Grand sujet que celui de Flammes : pour aimer l’uniforme, on n’en a pas moins le goût de la singularité.

Flammes pratique une ironisation discrète du roman familial du névrosé et des fictions œdipiennes. Père et perceptrice, je l’ai déjà dit, s’activent à déchiffrer le comportement de Barbara, à lui assigner des causes et à en redouter les conséquences. Ils prennent très au sérieux ses absences. Lecteurs de Freud sans doute, ils n’ignorent pas que pour l’enfant le jeu n’est pas l’opposé du sérieux, mais que jeu et sérieux, indissociables, s’opposent à la réalité. Malheureusement pour eux, jeu, sérieux, pour Barbara, sont du même côté que le réel, et si elle fuit, c’est, comme l’écrit Musil de l’amoureuse, non dans l’imaginaire, mais « lâchement dans le réel ». Arrieta, au fond, sait bien que le problème n’est pas celui de la névrose des enfants, mais bien de celle des parents, il connaît la minérale indifférence souriante des mères (celle-ci va tenter de transplanter des fleurs méditerranéennes au Mexique, pour voir, et fuit dès que survient sa fille), la pathétique inconsistance des pères. Dans Flammes, ce sont les éducatrices qui rêvent, comme dans le roman familial du névrosé, d’enlèvement délicieux, de généalogies truquées et de complots, qui s’évanouissent théâtralement dès qu’elles en ont l’occasion. C’est le père, pauvre Laïos, qui est aveugle et ne sait pas jouer, avec qui « on ne peut rien imaginer », et qui, voulant entrer à sans tour dans la partie, échoue dérisoirement. Au fond, Flammes dit à peu près la même chose que le Pinocchio de Comencini : que les parents croient les enfant malades, qu’ils ne savent pas jouer à confondre réel et fiction, et qu’il revient donc aux enfants d’inventer les pères, faute que ceux-ci existent. Je connais peu de plans aussi émouvants que celui, dans son insistance et sa durée, vers la fin du film, peu avant le départ de Barbara, où le père, ayant dit : « J’ai été très inquiet pour toi », s’entend répondre : « Et moi aussi pour toi, sais-tu », puis lâche le morceau, s’avoue complètement paumé, rongé de solitude, désireux d’épouser la préceptrice. Laisse tomber le masque de ceux qui ne savent pas se déguiser.

Tout à l’heure, j’ai cité Pasolini, avec Théorème. L’ouverture de Saló m’est revenue à la mémoire, le moment où les fascistes vont rafler les jeunes garçons et les jeunes filles de la ville, les passent en revue et les évaluent, puis décident qui mérite d’être convoqué à leur jeu. J’ai toujours vu dans cet instant comme une métaphore du choix d’acteurs, de la sélection du casting marquant la genèse d’un film. Je n’irai pas jusqu’à dire, ce que Godard fait, que de cette manutention d’acteurs au fascisme il n’y a qu’un pas, et que Saló le dit à la lettre, mais il y a tout de même là, de la part de Pasolini, comme l’indication d’une certitude aiguë quant au caractère fondamentalement prostitutionnel de l’acteur. En tant que chaque instant soumis à l’évaluation de l’autre. C’est d’un savoir sur cela que me paraît procéder, dans les film d’Arrieta (Les Intrigues de Sylvia Couski, Tam-Tam surtout), l’insistance sur le artifices, la parure, le travesti et l’ambivalence sexuelle. Avec, dans Flammes, la volonté de ne pas limiter la question de ce que vaut un corps à la simple relation spectatorielle (ce que le mot photogénie désigne pudiquement) ou à un aspect limité de la fiction (X désire Y), mais de l’étendre à tous les personnages et à tous les niveaux du film. On aurait tort, à mon sens, de ne voir dans les innombrables « je te trouve adorable », « tu es très beau », « je la trouve pas mal », « crois-tu que nous pourrions jouer ensemble ? » qui parsèment le film, que de simples formules de politesse dénotant l’appartenance à une marginalité de luxe, ils sont les remarquages dans la fiction d’une dimension d’évaluation que les fictions ont justement pour objectif, le plus souvent, de masquer ou de limiter. Peu de films ont eu pour moteur, autant que celui-là, la question de ce que je tu il elle pense qu’il est « possible » de faire avec l’autre. Exemplaire à cet égard est la scène où Barbara se rend au poste de secours pour choisir « son pompier », avec l’inversion sexuelle quant à la situation prostitutionnelle classique : ce sont les pompiers qui sont là, en attente d’un appel, épinglés et alignés par la longue focale, cigarette à la main ou au bec, peut-être même pas conscients d’être exposés au regard. Modulation savante, délicate, des champs-contrechamps entre la « cliente » et les « professionnels », jusqu’au moment où l’objet du choix apparaît seul dans un plan, le pas lourd, un peu trainant (de quelle « passe » revient-il ?). Capture et connivence instantanée : « C’est toi que je veux »,  « je sais déjà que tu m’as choisi ». Suspense muet, quasi hitchcockien. Comme sera hitchcockienne également, un peu plus tard, une autre scène, à dominante sonore cette fois, quand se fait entendre, de plus en plus proche, la sirène des pompiers, avec ce montage alterné des plans de visages marqué d’étonnement, d’inquiétude, de ravissement ou de peur. Arrieta a bien compris que le suspense n’était pas un genre limité, mais une dimension essentielle du cinéma, et qu’en définitive rien n’était joué dans un film que le jeu du « dans l’eau dans le feu », et cela jusqu’au « tu brûles » final. Flammes entretient une curieuse relation amoureuse avec un cinéma hollywoodien raffiné et maniériste (les meilleurs Minnelli, Cukor, Quine, Edwards), qui n’est ni de citation ni d’incorporation, ni de parodie ni de nostalgie, mais plutôt de capture et de mise à nu de la part, dans ce cinéma, enfantine, à la fois rusée et un peu idiote. Compte tenu des moyens dérisoires dont dispose Arrieta et de sa passion propre du cinéma (plus proche au fond de Cocteau), c’est un maniérisme non de surcharge, mais d’économie et de concision.[1]

Je voudrais insister, pour finir, sur la question des acteurs, la pertinence de leur choix dans tous les films d’Arrieta, et une sorte de doigté incomparable dans leur direction ou leur laisser-aller. Cela me paraît aujourd’hui inestimable. Combien de films sont, et de plus en plus, atrocement distribués et joués. Je ne parlerai pas, à propos de Flammes, des acteurs principaux, tous magnifiques (Caroline Loeb, Dionys Mascolo, Xavier Grandes…), mais d’un personnage secondaire, celui de Jim. Je me suis longtemps demandé d’où provenait son « obtusité » et l’impression malaisante qu’il suscite. Ce n’était pas la gaucherie penaude du corps, ni la façon ahurissante de s’extasier en hurlant sur la succulence d’un gâteau, ni celle de raconter que le feu l’obsède depuis qu’il a joui à l’incendie de sa maison qu’il croyait vide, avant d’apprendre que sa famille y avait péri, mais quelque chose, comme je m’en suis rendu compte plus tard, comme : couleur de roussi. Quelque chose d’imperceptible, du côté de la chevelure (pas du tout rousse pourtant) et d’un empourprement passager du visage et du cou. Délire, hasard ? Cela n’est pas sûr. Mizoguchi prétendait bien contrôler la dilatation pupillaire d’un de ses acteurs. Méfiez-vous de la modestie d’Arrieta. Il n’a pas l’air, comme ça.

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[1]Il faut en finir avec le mythe condescendant d’un Arrieta « doué mais tellement amateur ». Réalisé avec 15 millions d’anciens francs, Flammes est un film à faire honte, par son exactitude, à bien des « gens du métier ». Sur Flammes comme révélateur de la niaise suffisante critique (il y a comme ça un film par an : Le Théâtre des matières, Made In USA and Germany), voir ce numéro p.67.