Avé, César !, le nouveau film des frères Coen, est en salle, et au Café, depuis le 17 février. Jean-Marie Samocki a pris quelques notes sur ce beau film un peu sous-estimé, qu’il rapproche d’autres sortis récemment : Carol, Le Pont des espions et Les Huit Salopards.
Ces derniers mois, outre Ave, César !, plusieurs films américains se sont appuyés sur une représentation des années 1950 ou ont évoqué l’art cinématographique qui s’est développé à cette époque. Carol se situe précisément durant cette décennie : Todd Haynes la transforme en une charnière entre aliénation et émancipation. Il s’agit pour lui d’une époque de basculement et d‘apprentissage, où les masques se défont et où les identités acceptent de se reconstruire et de se détacher de leurs solidités illusoires. Ces années 1950 sont celles de Max Ophüls et de Douglas Sirk, de Saul Leiter et d’Edward Hopper, même si Carol n’est pas exactement un mélodrame et que le possible des sentiments l’emporte sur les tragédies de l’impossible. Ces fifties-là ne sont pas celles des frères Coen, qui refusent à la fois la solitude méditative et la libération d’un destin.
Le rapport avec Le Pont des espions est plus évident, puisque les frères Coen en ont coécrit le scénario et qu’on croit reconnaître leur patte, faite d’efficacité spectaculaire et d’ironie amère, dans l’écriture des scènes est-allemandes du film de Steven Spielberg. Mais l’horizon de Spielberg est plutôt marqué par les films de Preminger et d’Hitchcock. Ses années 1950 correspondent au temps de la négociation, lorsqu’il s’agit pour le personnage de parlementer et de discuter avec l’Autre soviétique comme avec ceux qui représentent la nation américaine. Il négocie au nom de ses valeurs, mais il négocie aussi avec elles, mesurant peu à peu les principes sur lesquels il ne transige pas et ceux qu’il est prêt à abandonner, ou du moins à moduler. L’assureur interprété par Tom Hanks est le symbole de cet écart plus ou moins grand qui sépare la parole de l’action, le principe du comportement. Il incarne un héroïsme sans qualités, presque clandestin, mais qui fait de sa fadeur une force, un point d’équilibre entre la rouerie et la conscience, entre le courage et le retrait. En cela, il pourrait presque anticiper l’Eddie Mannix interprété par Josh Brolin, fort et dépassé, central et anonyme.
Pour les Coen, les années 1950 permettent d’associer le spectacle et sa critique, la fabrication de la fiction et la soumission à son illusion.
Il y a une troisième voie, plus retorse, plus distante aussi, qui est celle empruntée par Quentin Tarantino avec ses Huit Salopards. Il n’est plus question de se référer à l’époque, mais au style magistral qui l’a marquée, avec les noms de Hawks et de Mann pour emblèmes. Il s’agit ici d’un âge du récit qui renvoie autant à un combat avec les forces de l’extérieur, à une mise à l’épreuve du corps des personnages (la partie tempête) qu’à une expérimentation de l’enfermement et de la théâtralité du spectacle (la partie mercerie).
On pourrait alors inventer pour les Coen une quatrième voie, qui ferait des années 1950 un épanouissement et un émerveillement de la forme hollywoodienne, dont les références aux films de Stanley Donen et de Vincente Minnelli constitueraient une pierre de touche. Il s’agirait alors d’associer le spectacle et sa critique, la fabrication de la fiction et la soumission à son illusion. Les séquences de Ave, César ! liées aux genres hollywoodiens ne sont jamais cyniques, ni même destructrices. Elles arrivent à concilier le démontage de l’illusion et l’illusion elle-même. Le spectateur peut s’émerveiller des chorégraphies aquatiques puis rire de la façon dont l’apparence de la grâce s’évanouit si vite. Il n’y a pas d’opposition entre les modes de la fiction, et les frères Coen savent aussi mettre en scène des séquences qui n’appartiennent pas stricto sensu au système de la mise en abyme en empruntant des effets de style immédiatement reconnaissables (par exemple, les scènes de voiture). Le plaisir vient ici du fait qu’on puisse identifier une transparence, ou un faux-raccord lumière, et que, paradoxalement, cette attention aux marques de l’illusion permette d’en prendre encore davantage de plaisir, et ne la détruise pas. Les années 1950 représentent cet état de la fiction qui permet de jouir du cinéma et de ses coulisses, de la fiction comme de sa mise à l’épreuve, de la chorégraphie spectaculaire et du travail qui lui permet d’exister.
L’enjeu de Ave, César ! me paraît donné par la scène d’espionnage, lorsque les communistes rament pour arriver près du sous-marin et que l’acteur joué par Channing Tatum laisse tomber dans l’eau la valise pleine de billets. A première vue, on retrouve les dominantes du genre telles que les frères Coen l’ont perfectionné dans Burn After Reading : une alliance de maîtrise feinte et d’idiotie profonde, une dérision du discours intellectuel, une moquerie quant à l’écart entre les mobiles et les résultats. Pourtant, à ce moment, pour le spectateur, l’identification minimale aux communistes, qui permettrait alors de compatir devant la perte de leur butin, n’a pas lieu. Toute la séquence est tournée comme si elle correspond à la séquence d’un film d’espionnage que Mannix regarde dans sa salle de projection privée. Comme les extraits de péplum ou de western que le spectateur a vus précédemment, elle n’est qu’agrégat de stéréotypes. L’attitude de Tatum est trop hiératique, les espions russes semblent venir d’un film de Lubitsch, même le butin perdu évoque moins la morale fataliste et désenchantée à laquelle les frères Coen ont habitué leur spectateur qu’une citation cinématographique directe (en l’occurrence, la fin de L’Ultime Razzia de Stanley Kubrick, lorsqu’un petit chien, déjà, renverse une valise pleine de billets).
L’explication fondée sur l’association entre l’illusion cinématographique et le plaisir de son dévoilement peut tout à fait fonctionner. L’intégralité de cette séquence met même en scène l’apparition du latent et du caché, avec pour acmé la remontée progressive du sous-marin qui évoque tout autant un animal mythologique qu’un appareillage bricolé et factice. Ave, César ! ressemble à maints égards à une anthologie du factice et de la fabrication. Les personnages y comparaissent, souvent doubles, presque tous obligés à jouer ce qu’ils ne sont pas ou se révélant être ce qu’ils ne montraient pas : faux hétérosexuels, fausses grâces, faux idiot, mais aussi intellectuels bernés, comploteurs maladroits, héros décalés. Cependant, n’y voir que l’emprise d’une esthétique du pastiche me paraît court. Ce qui compte n’est pas tant ce qui s’oppose que ce qui tient ensemble. Les années 1950 peuvent servir ici une fable du dévoilement et du secret, mais le secret importe pourtant bien moins que l’évidence à être. Tout le film ressemble à ce sous-marin gigantesque : non pas parce qu’il confond l’illusion, la dérision et le plaisir de la fable ; mais parce qu’il réunit deux extrêmes qu’il rend indissociables. Ce sous-marin est à la fois une blague et une épopée, comme le film (nous ne sommes peut-être pas si loin du rôle de la lettre de Lincoln dans Les Huit Salopards, qui commence lui aussi par un plan de crucifixion).
Mannix est aussi un Ulysse qui combat contre des dragons prenant l’apparence d’accrocs indignes de faire partie du réel.
Si c’est une épopée, elle reste minuscule, comme la vie de cet Eddie Mannix qui rejoue la même journée tous les jours de sa vie, à chercher des solutions éphémères pour des problèmes qui risquent à chaque instant de sombrer dans l’insignifiance. Si c’est une blague, sa chute presque banale laisse toujours une ouverture sur une position face à l’existence. Mannix est un homme de l’ombre, un rouage, un frêle intermédiaire ; c’est aussi un Ulysse qui combat contre des dragons qui prennent l’apparence d’agacements, de points de détail, d’accrocs indignes de faire partie du réel.
Y a-t-il un moment où le sens d’une action ou d’une existence apparaît ? Ou ne triomphe-t-il que la dérision et la souveraineté de l’indifférence ? Pour la première fois, les Coen répondent un peu autrement que par l’acceptation d’une fatalité sans énigme. A Serious Man commençait par une sentence de Rashi que l’ensemble du film rendait ironique : « Receive with simplicity everything that happens to you ». Hobie, ici, n’arrive pas à prononcer une phrase : « Would that it were so simple ». Lorsqu’on demande au rabbin ce qu’il pense de l’incarnation du Christ, il répond : « I have no opinion ». La simplicité d’Eddie Mannix n’est pas une idiotie, et encore moins un aveuglement. C’est ce moyen terme étrange qui condense l’explication que donne le mythe et l’absence de justification qu’apporte la réalité, une figure molle qui supporte un éclairage existentiel et qui parfois n’est aussi qu’un embrayeur, un spectateur amusé ou un agent dépassé par ce qu’il a à faire. Cet écart constant entre la conscience de sa responsabilité et le questionnement de sa fonction, cette labilité entre l’indispensable et l’inutile, cette conscience qu’ici-bas n’est pas le champ du sacré mais qu’il vaut davantage que sa parodie, les frères Coen lui donnent le nom de simplicité.