Présentation de la séquence

Après l’épisode rocambolesque de l’affrontement avec le Sans-visage boulimique, Chihiro part retrouver Zéniba afin de guérir Haku. Dans cette séquence de voyage en train d’une mystérieuse plénitude, le personnage trouve l’aboutissement de son périple initiatique.

Pistes d’analyse
– l’émancipation de Chihiro
– Poésie de l’insolite




L’émancipation de Chihiro

Le projet du film trouve son origine dans un séjour fait par Miyazaki chez des amis, dont les fillettes passives et consommatrices de distractions prémâchées, télévision ou jeux vidéos, l’avaient désespéré. Bref, la Chihiro du début du film… qui a dû évoluer au fil des obstacles. Opiniâtre, et finalement débrouillarde, elle a gagné le respect de tous. Enfant encore capable de voir le monde autrement que par le prisme de l’argent, elle a pu rester extérieure au chaos provoqué par le pantagruelique Sans-visage. Là où la mission d’Ashitaka, dans Princesse Mononoké, était de « porter sur le monde un regard sans haine », on pourrait considérer que la qualité première démontrée par Chihiro est sa capacité à porter sur les choses un regard pur, bienveillant, à « porter sur le monde un regard sans jugement ».

L’étrangeté de cette séquence réside d’abord dans le départ pour ce voyage en train, où Chihiro invite à ses côté une créature qui souhaitait la dévorer quelques instants auparavant. « Tempête avant le calme », la séquence précédente, où Chihiro échappe au Sans-visage dans les étages, se voulait boulimique en effets, vitesse, vacarme, percussions, trajets dans tous les sens, perspectives dynamiques et angles de vue marqués de fortes plongées et contre-plongées. Celle-ci revient à la sérénité, comme le Sans-visage ayant tout régurgité, même la grenouille qui retrouve ainsi sa nature amphibienne : bruits du réel, plans larges et fixes, monochromie du ciel, horizontalité du décor ou du train s’opposant à la verticalité (hiérarchisante) du bâtiment. Chihiro accède à la sérénité, sûre de ses choix, comme le montre ce beau plan d’ensemble d’elle de dos, reflétée dans l’eau, adressant un salut à Lin, le triomphe modeste en plein milieu d’un plan qu’elle structure totalement.

Le personnage est arrivé au bout de son cheminement initiatique, affrontant L’avenir avec détermination sans compter sur les autres, et même prenant à son tour sous sa protection de plus fragiles qu’elle. Plus tard dans la séquence, elle tiendra dans le creux de ses mains les deux petites créatures, dormant dans une position foetale rappelant la sienne au début du film. Les rôles sont inversés.





Poésie de l’insolite

La suite de la séquence est sans enjeu apparent, sinon l’étrangeté de la situation : Chihiro et le Sans-visage sont assis côte à côte à profiter de la sérénité du moment. Le jour déclinant doucement contraste avec la brusque tombée de la nuit qui inaugurait la séquence de basculement dans l’autre monde. Et c’est encore l’effet de réel qui nous saisit, dans ce train dessinant un arrière-monde mystérieux. De quelle dimension et de quelle époque nous vient ce train ? Qui sont ces voyageurs mi-humains, mi-translucides ? D’où viennent-ils et où vont-il ? Qui habite ces îles que l’on voit au loin, et dont le linge sèche au soleil couchant ? Quelle est cette ombre de fillette semblant attendre quelqu’un sur le quai de la gare, comme le faisaient les enfants de la guerre à qui la propagande japonaise ne disait pas que le père était mort au combat ?

Le récit se lançait comme une aventure somme toute classique précipitant un jeune personnage dans un monde alternatif. Seulement, les marqueurs spatiaux et temporels qui définissent ce monde sont volontairement imprécis. Nous sommes dans le mystère total, libres de nos interprétations, ou plutôt de nos Impressions. Mais au lieu de surjouer l’égarement du spectateur, Miyazaki met en scène avec naturel cet épisode insolité : plans larges, vides d’action, ombre discrète des anneaux vacillant sur le sol, jeux de transparences des reflets de l’eau au-dessus des rails et frontières indéfinies entre terre et ciel. L’atmosphère énigmatique de cette séquence ne s’offre pas comme secret à percer, à l’instar des récits-puzzles de David Lynch ou Mamoru Oshii, mais évoque plutôt les stases poétiques des tableaux de Chirico et de Magritte.

Dans une interview, Miazaki indiquait les idées qui avait présidé à la réalisation de cette séquence :
« Quand on prend pour la première fois un train tout seul, on est envahi par des sentiments d’inquiétude et de solitude. Pour communiquer cette tension par le dessin, on peut utiliser les paysages extérieurs. Mais la plupart des individus, après leur premier trajet en train, ne se souviennent pas des lieux traversés. Aussi, afin de rendre toutes ses impressions, j’ai choisi de ne rien mettre autour du train, de laisser l’horizon vide. Sans m’en rendre compte, j’avais préparer cela, puisque j’avais décidé en amont que la pluie créerait un océan entourant la cité des bains. Au moment où nous avons conçu la séquence du voyage en train, je me suis donc dit « quelle chance, cet océan ; heureusement qu’il n’y a pas de paysage. » Dans ces moments-là, je m’aperçois que je travaille de manière inconsciente. Et je l’accepte. »