Présentation

L’analyse des trois incipits proposés permet d’illustrer l’évolution de l’esthétique du cinéma d’animation par la comparaison de séquences extraites de Blanche-Neige et les sept nains, Horus, fils du soleil et Le Voyage de Chihiro.



Le Classicisme disneyen | Blanche Neige et les sept nains de David Kerrick Hand (1938)

Le dessin animé disneyen, imité par tous les studios du monde qui se sont lancés dans l’aventure du long métrage, se voue au conte et à l’enchantement. Il prend place dans un monde d’irréalité, posé par une séquence d’introduction obéissant à un certain nombre de rituels. Un générique stylisé sur une musique carillonnante installe un contexte de légende.

Souvent introduit par l’ouverture d’un livre, le monde du film paraît émerger d’une autre dimension, celle du merveilleux, assumant ainsi son étanchéité avec le nôtre. Par un ample mouvement de caméra, le spectateur y pénètre lentement, souvent d’en haut comme depuis l’extérieur, dans une position d’omniscience. Une organisation centripète des éléments visuels, par jeux de surimpressions, effets de symétrie, perspectives verrouillées, dirige notre regard vers ce qui mérite notre attention, au centre du plan.

L’image animée se présente donc avant tout comme image, comme si les illustrations des livres pour enfants dont les récits sont issus se mettaient à bouger. Il s’agit d’une transposition visuelle et sonore du « il était une fois » des contes, dont se dégage une impression d’artifice revendiqué : ce n’est pas notre réalité, c’est un dessin animé.



Rupture et modernité | Horus, prince du soleil d’Isao Takahata (1968)

Le début du premier film de Isao Takahata, sur lequel Miyazaki a travaillé et beaucoup appris, prend le contre-pied systématique de ces principes introductifs. Le film sʼouvre directement par une scène de pré-générique particulièrement dense, le monde du film semblant préexister au récit et à l’insertion en son sein d’un spectateur. Même, l’action débute in medias res, par lʼentrée violente et inattendue de la hache du héros se plantant au premier plan. Les canidés et le protagoniste pénètrent puis quittent vivement le cadre sans laisser le temps au public, à qui leurs mouvements sont pourtant normalement destinés, d’assimiler véritablement les tenants de cet affrontement. Cʼest même à la caméra, comme prise au dépourvu, de rattraper leur sortie de champ après coup, comme si elle devait sʼadapter aux déplacements spontanés dʼêtres véritables, libres de leur comportement.

Après une échauffourée sur la falaise, les combattants quittent spectaculairement le plan par lʼavant-champ, comme traversant la caméra pour prolonger leur assaut derrière nous. L’espace dessiné qui a vu naître ces personnages en deux dimensions paraît devenir un espace véritable au beau milieu duquel le spectateur, délogé de sa position d’observateur extérieur, est brutalement précipité. Les bruits concrets de bord de mer puis de combat, loin des partitions enchanteresses disneyennes, achèvent de poser une sensation de réalité. À priori saugrenue en matière de dessin animé, cette volonté « réaliste » est clairement assumée par le metteur en scène, qui utilise deux expressions japonaises, traduisibles par « effet de réel/impression de réalité » et « sentiment d’être sur place/d’assister physiquement aux événements », pour décrire ce qu’il cherchait à faire ressentir au spectateur par cette introduction, pas assez reconnue comme révolutionnaire de ce côté occidental du monde.



Le réalisme tranquille | Le Voyage de Chihiro d’Hayao Miyazaki (2001)

Plus de soixante ans après Blanche Neige et les sept nains, on est loin du «Il était une fois…» animé, inscrivant immédiatement l’univers du film dans le merveilleux. Plus de trente ans après Hols, prince du soleil, il n’est plus nécessaire non plus de construire une entrée ostensiblement « tranchante », pour se départir des codes du classicisme, pourtant encore respectés dans la plupart des films d’animation, en tous cas non japonais. On ressent au contraire « l’allant de soi » de la fiction, nonobstant l’animation, au sens où la mise en scène considère implicitement que le spectateur contemporain n’a plus besoin qu’on prenne trop de gants (Disney) ou qu’on secoue vertement ses habitudes (Hols).

Il est désormais possible d’entrer dans un long métrage d’animation comme on pourrait le faire dans un film contemporain en prise de vue réelle, sans cérémoniel exagéré, avec même une forme de modestie de réalisation. Au niveau visuel, un simple enchainement de plans fixes et serrés depuis l’intérieur d’une voiture assure l’entrée dans le film, selon des points de vue possibles à filmer réellement, c’est-à-dire qu’une caméra pourrait y être physiquement placée dans le véhicule. Par exemple, le plan au devant du volant montrant les trois personnages ressemble beaucoup à ceux du cinéma contemporain, où l’on tourne vraiment en voiture, justement pour l’effet de réel. On y fixe alors la caméra là où elle peut être, sur le côté du tableau de bord, de façon à avoir le plus de recul et à voir tout l’habitacle. En prise réelle, on utiliserait un objectif à courte focale sur la caméra (ou grand angle/équivalent zoom arrière), qui permet une ouverture importante du champ de vision et une grande profondeur de champ (dit simplement on voit large et net loin). Ce serait la configuration obligatoire dans un espace aussi exigu. Mais ce type d’objectif à courte focale produit des déformations optiques importantes, déformation des perspectives qui se traduisent par un effet de grossissement des éléments de premier plan et à l’inverse de rapetissement des éléments d’arrière-plan. On constate que le plan en question reproduit artificiellement ces déformations par le dessin, volant et mains du père gigantesques par rapport à la tête de Chihiro minuscule, alors que le cinéma d’animation peut s’affranchir à loisir de ces contingences optiques. Mais ce mimétisme recherché avec le cinéma participe de l’effet de réel, dans le sens où la mise en scène joue sur ses habitudes visuelles de spectateur, pour accréditer sa sensation de se trouver dans une voiture, circulant au sein de la réalité tokyoïte contemporaine.

Dans le même esprit, l’effet de réel est validé par les secousses de la voiture en marche, pourtant délicates à animer ; par un souci de cohérence entre la vitesse moyenne supposée de la voiture et le défilement du décor que l’on distingue à l’arrière-plan ; par le tremblé de la lumière reproduit sur le plastique du bouquet lors du tout premier gros plan. Ceci est prolongé au niveau sonore par un bref motif musical de quelques notes de piano, tout sauf cérémonieux et triomphant, puis les bruits concrets du réel, frottement du papier plastique entourant le bouquet, vrombissement discret et continu du moteur de la voiture…



De l’animation de figures à la construction des personnages

Qu’est-ce à dire en définitive ? Qu’après tout ce cheminement du réalisme animé depuis Hols, prince du soleil jusqu’à Ghibli, le réalisateur ne ressent plus le besoin d’assumer l’artifice et l’immobilité fondamentales du dessin, soit par une construction graphique très picturale et des mouvements de caméra majestueux (Disney), soit à l’inverse par un effet de réel violemment provoqué (Hols). L’ouverture du Voyage de Chihiro, comme celle de Princesse Mononoké, ou de films d’autres cinéastes d’animation contemporains (Mamoru Hosoda dans Les Enfants Loups) n’a plus, en somme, à « s’excuser » faire de l’animation, ne ressent plus ce complexe d’infériorité par rapport au cinéma en prise réelle !

L’entrée du spectateur dans la fiction par une petite porte discrète, des plans serrés proches du personnage titre, permet surtout de nous faire adhérer au monde qu’on nous décrit, et de nous associer intimement à l’état émotionnel de la fillette, à sa psychologie. Alors, comment Chihiro est-elle caractérisée jusque-là ? Sans doute gentille, mais plutôt centrée sur elle-même et peu aventureuse.

Le premier plan du film est un plan subjectif (la caméra et ses yeux ne font qu’un) et elle regarde une carte avec son prénom. Elle se regarde donc elle-même, dans une posture autocentrée, voire foetale, recroquevillée sur elle-même en plongée. Toute la suite le confirmera : jamais contente, boudeuse, ne regardant au dehors que pour tirer la langue à sa nouvelle école, râlant après ses parents mais ne les quittant pas d’une semelle… Bref, un bébé d’une dizaine d’année peu ouverte au monde qui l’entoure, qui n’est pas encore sortie de son cocon. En cela, l’aventure de Chihiro dans ce monde alternatif, avec ses rencontres et ses obstacles, se construit comme un récit d’apprentissage.