Critique

Mode mineur

par Jean-Sébastien Massart

Frantz (François Ozon, 2016).

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Frantz est en ce moment à l’affiche du Café des images.


Comme le précédent film de François Ozon (Une nouvelle amie, 2014), Frantz commence dans un cimetière. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Adrien Rivoire (Pierre Niney), un jeune Français revenu du front, se rend dans une petite ville allemande pour déposer des fleurs sur la tombe d’un jeune soldat qu’il décrit comme son meilleur ami. Ce mort – Frantz – fait exister dans le film le spectre d’une amitié amoureuse qui aurait commencé à Paris, avant la guerre, et se serait nourrie de visites au Louvre et de cours de violon. C’est d’abord à cette fiction que l’on croit naïvement, comme les parents de Frantz et comme sa fiancée, Anna (Paula Beer). Mais plus le souvenir de Frantz se précise à travers les récits d’Adrien, plus on voit Ozon venir, et plus on retrouve ce mélange d’émotion et de persiflage qui caractérise ses films. Emotion parce Frantz est, comme Sous le sable et Une nouvelle amie, un film de deuil, qui représente la veine la plus lyrique d’Ozon. Mais le lyrisme, chez lui, n’est jamais pur, il n’exclut jamais tout à fait le ricanement souterrain, même lorsque celui-ci est assourdi, comme ici, par la forme – ouvertement raidie par le noir et blanc – du mélodrame. Ozon est de ce point de vue un cinéaste incroyablement malicieux, capable de s’adapter à presque toutes les formes de récit, à tous les genres, pour raconter, en sous-main, toujours la même fable : celle de la destruction de la famille bourgeoise, menacée, comme dans Sitcom, par l’intrusion d’un petit rat qui colporte le Mal.

Ozon est un cinéaste incroyablement malicieux, capable de s’adapter à tous les genres, pour raconter toujours la même fable : celle de la destruction de la famille bourgeoise.

Ce rat a pris dans ses derniers films des formes plus complexes : celle d’un élève de lycée surdoué (Dans la maison) ou d’une jeune fille qui se prostitue et fait exploser la vie bourgeoise de ses parents (Jeune et jolie). Dans Frantz, ce rat est Adrien Rivoire, dont les allures de beau ténébreux romantique ne doivent pas occulter les raisons de sa présence en Allemagne. Adrien vient raconter à des braves bourgeois allemands catholiques qu’il a nourri avec leur fils une amitié que l’on croit au début romantique (les deux jeunes hommes s’enivrent de peinture et de musique), mais qui est en réalité homosexuelle. Le beau récit de deuil, la poignante scène où Adrien prend le violon de Frantz et joue devant ses parents ne font jamais tout à fait oublier le projet secret d’Ozon : consoler la famille de Frantz en faisant, via Adrien, un coming out posthume.

Le film abandonne pourtant ce projet à mi-parcours : Adrien s’en va en révélant à Anna le pot aux roses. L’amitié franco-allemande n’a jamais existé, elle n’a été qu’une fiction nécessaire au travail du deuil, une fable consolatrice ouvrant peut-être à son narrateur la possibilité d’une rédemption – Frantz ayant été en réalité tué par Adrien sur le front. Frantz apparaît dès lors comme un film à double entrée, bien plus retors que ne laisse penser sa première partie ricanante : il y a d’un côté l’histoire d’un jeune homme tentant de se délester du poids de la culpabilité et de refaire surface, et de l’autre, celle d’Anna, jeune fille romanesque qui a tellement été séduite par le récit d’Adrien qu’elle entreprend de le prolonger, en faisant le chemin dans l’autre sens, du cimetière où repose son amant jusqu’au musée du Louvre à Paris.

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Commence alors la partie vraiment émouvante du film : Ozon prolonge le scénario du mélo de Lubitsch (Broken Lullaby) dont il s’inspire pour lancer une jeune Allemande dans le Paris de l’après-guerre, à la recherche d’un fantôme qui n’est plus Frantz, mais Adrien, son double idéalisé. On retrouve ici les obsessions morbides d’Une nouvelle amie et le même schéma de consolation/substitution qui conduit un personnage à marcher sur les pas d’un fantôme. Mais ce schéma aboutissait dans Une nouvelle amie à une identification complète au personnage mort, l’amie disparue – Laura – renaissant sous les traits de son mari travesti en Virginia. Le travestissement scellait le passage d’un corps mort vers un objet de désir hors-normes, faisant du film un modèle de mélodrame camp, pris dans les vertiges du trouble identitaire. Dans Frantz en revanche, ce processus de substitution (de Frantz à Adrien) ne fonctionne que dans la mesure du fantasme d’Anna. Son périple jusqu’au manoir de la famille Rivoire la confrontera aux lois de la famille bourgeoise, à ses préjugés, à ses mariages médiocrement arrangés – ce sera l’occasion pour Ozon de retrouver sa verve satirique. Mais la satire n’est pas l’enjeu, le ricanement de l’auteur devient à peine audible : la dernière partie de Frantz ne raconte qu’une expérience de la désillusion, c’est l’échec de la fiction d’Anna qui l’occupe et cet échec donne au film l’allure étrange d’une Histoire d’Adèle H sans passion et sans fièvre.

Il n’est pas étonnant qu’un cinéaste qui a toujours joué du plaisir de raconter des histoires (jusqu’à l’exercice de style : Dans la maison) questionne ici sa propre croyance dans la fiction. A la fin de son périple, Anna se retrouve au Louvre devant Le Suicidé de Manet, là où aurait eu lieu la rencontre – fantasmée – de Frantz et d’Adrien, à la place de son amant mort, là où commence sa vie, dont le film n’aura été en quelque sorte que le prélude mélancolique. Cette fin donne tort à tous ceux qui ne voient dans l’écriture d’Ozon que des effets de bouclage : les fins de ses derniers films se caractérisent en effet par la clôture, elles marquent l’aboutissement d’une fiction conduisant un personnage jusqu’aux limites d’une autre existence (Luchini à l’asile à la fin de Dans la maison, Duris trouvant sa place dans un couple transgender à la fin d’Une nouvelle amie). La fin de Frantz est un seuil. La fiction d’Adrien recommence devant Le Suicidé de Manet (on pense bien sûr à la scène du musée de Vertigo). Une rencontre, peut-être amoureuse, aura lieu au Louvre.

Frantz est peut-être moins un film de deuil qu’un éloge de la fiction.

L’écriture d’Ozon démontre avec ce film toute sa subtilité : qu’elle ait pu être autrefois lourde et asphyxiante, cela était sans doute vrai à l’époque de Huit femmes ou de Gouttes d’eau sur pierre brûlante, films cadenassés autour de leur esthétique théâtrale. Un chemin plus secret et mélancolique se dessine pourtant depuis toujours dans cette œuvre foisonnante et Frantz est peut-être moins un film de deuil qu’un éloge de la fiction, puisqu’Adrien et Anna, au fond, finissent par se raconter le même mensonge.

La forme du mélodrame est traitée avec une très grande raideur : la langue allemande, le noir et blanc, les couleurs passées convoquent une esthétique d’un autre âge, qui n’est pas remise au goût du jour comme dans Une nouvelle amie, mais se pose sur le film comme une patine, comme si, depuis le début, le corps mort de Frantz – l’argument de la fiction – n’avait été, au fond, qu’un prétexte pour déterrer le cadavre du mélodrame. Dans cet acte d’exhumation, Ozon trouve cependant une retenue inédite dans son œuvre : il minore les moments d’émotion, canalise les effusions, enferme les corps de ses acteurs dans des costumes d’époque, à l’opposé du débraillé un peu criard de ses premiers films (Une robe d’été, Sitcom). Cette pudeur propre à Frantz, rien ne la résume mieux que le poème de Verlaine récité par Anna en souvenir de son amant (Les sanglots longs/ Des violons/De l’automne...). Poète de la fadeur, des demi-tons, du mode mineur, Verlaine est l’invité logique de ce film sans véritable drame, où les belles promesses romanesques convergent vers le tableau d’un jeune homme mort. Si tout n’est mensonge, une jeune fille fait le choix d’y croire et de rêver, devant Le Suicidé de Manet, au grand mélodrame fiévreux qu’Ozon n’a pas fait.

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