Seconde agonie, ou histoire de poids et de plume
– par Simon LefebvreLes Huit Salopards (Quentin Tarantino, 2015).
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Les Huit Salopards de Quentin Tarantino sort au Café des Images ce mercredi 27 janvier. Nous lui consacrons à cette occasion une série de textes. Combien ? Nous verrons — huit peut-être. Simon Lefebvre est en tout cas le premier à tirer.
Dans Reservoir Dogs, une poignée de gangsters se retrouvaient dans un hangar après un hold-up manqué. Une hypothèse faisait rapidement irruption : parmi eux se cache au moins un comédien, un acteur jouant une autre comédie que celle jouée par les autres. C’est que les gangsters de Reservoir Dogs sont tous des personnages, s’étant fait attribuer par Joe Cabott, instigateur du braquage, une couleur en guise de nom ainsi qu’un costume, le même pour tous, chemise blanche, veste, pantalon, cravate et lunettes noirs. Palette de couleurs annulées dans l’uniforme, les Blanc, Bleu, Blond, Marron, Orange et Rose – ou ce qu’il en reste – seront maintenant bien embarrassés. Où trouver l’intrus, celui qui comme les autres n’a fait qu’endosser un rôle à la seule différence que ce rôle en est un en plus, une couverture comme on enfile un pardessus, un manteau ?
Vingt-cinq ans plus tard, Quentin Tarantino réitère avec Les Huits Salopards, dit-on, cette fable où taupes et serpents déguisés en loups finissent au sol, engoncés dans leur costume, pataugeant au milieu de leur sang. Bientôt piégés par le blizzard, un chasseur de prime enchaîné à sa captive, leur chauffeur et deux passagers imprévus sont contraints de trouver refuge dans une mercerie où se réchauffent déjà un Mexicain, un vieux confédéré, un cow-boy et un bourreau. Le chasseur de prime, John Ruth, est sur ses gardes : il n’est pas impossible qu’on veuille lui ravir la mise – une coquette somme de dix mille dollars – à moins que d’autres intentions ne soient cachées sous de fausses identités.
Du pareil au même, le soleil radieux de Los Angeles et la neige qui a recouvert les paysages du Wyoming seraient les feux d’une rampe tenus à l’écart d’un sordide théâtre se jouant entre quatre murs. À cet endroit l’acteur Tim Roth incarne ce qui, du premier au dernier film en date de Tarantino, semble ne pas avoir bougé d’un iota : blotti par terre et dans un coin de l’image, il se tortille de douleur dans une agonie muette n’en finissant plus. Sans doute ce long calvaire lui laisse t-il le temps de tirer les leçons de l’histoire dont il est l’une des victimes : les couvertures dissimulent moins qu’elles invitent, en définitive, à tirer dessus.
Les Huits Salopards est précisément un film de couvertures. Le costume dans lequel on se camoufle (Reservoir Dogs) s’est transformé en de lourdes peaux sous lesquelles on s’emmitoufle. D’un film à l’autre, Tim Roth est toujours cet homme qui avance à couvert (Freddy Newandyke, flic déguisé en gangster) et recouvert (Pete Hicox, bandit déguisé en bourreau). Le déguisement sera percé à jour, non sans qu’une ou plusieurs balles aient aidé à en révéler l’artifice. Aussi aurait-on tort de penser qu’à nouveau étendu par terre, à moitié-vivant et à moitié-mort, Tim Roth n’est rien d’autre que l’incarnation d’une écriture qui confine à la posture, la redite. Ce corps-là est devenu lourdement chargé. Il endosse maintenant un accoutrement épais en plus d’une histoire. Ce ne sera pas le seul, loin s’en faut, dans ce cas. Sans doute est-ce ce qu’il faut voir dans le déplacement du corps gisant de Tim Roth d’un film à l’autre : moins la réitération d’une écriture que ce qui l’accable désormais. Il faut alors voir d’où revient ce corps, voir ce qu’il a traversé pour comprendre ce qui le traverse. Où il est tout à la fois question d’histoires – celles que racontent et jouent les personnages de Tarantino depuis toujours, et d’Histoire.
LE NIHILISME DE RESERVOIR DOGS PARVIENT À PEINE À DISSIMULER UNE GRANDE CROYANCE : LA VIE N’A PLUS COURS QUE DANS LA COMÉDIE.
À la fin de Reservoir Dogs, Mr. Orange meurt. À la fin des Huit Salopards, l’agonie de Pete Hicox ne fait peut-être que commencer (lors de sa dernière apparition, il essaye de soulever péniblement sa carcasse – décidément bien lourde – du sol). Il est rare chez Tarantino que l’on survive, sinon à l’arrêt de la comédie, du moins à sa révélation. Plus que de simplement maintenir et sauver les apparences, elle soutient les corps debout et sauve tout le reste. Cette idée, c’est Elliot Blitzer, personnage de True Romance (réalisé par Tony Scott d’après un scénario de Tarantino dont le cinéaste modifiera la fin) qui l’incarne le mieux. Assistant de producteur à Hollywood et nourrissant le doux rêve de devenir acteur, lui est confié un premier rôle qu’il est forcé d’endosser : servir de taupe à la police en piégeant ceux qui ont confiance en lui. Au terme de sa mission, se retrouvant au beau milieu d’un sac de nœuds (des policiers, dealers et mafieux nez-à-nez, toutes armes dehors), Blitzer décide de mettre fin à sa représentation. En demandant aux policiers la permission de quitter la pièce, Blitzer déclare la représentation de celle-ci terminée – pour lui du moins. Stupeur. On tombe des nues en apprenant l’existence d’un comédien et on tombe tout aussi vite sous les balles qui fusent maintenant.
Quand la comédie s’arrête, tout s’arrête chez Tarantino. La longue agonie de Mr. Orange ne s’explique sans doute pas autrement que par cette drôle de métaphore : le masque de théâtre est surtout un masque à oxygène, est moins une fausse vie qu’il est en réalité une sur-vie, est moins factice qu’il est vital, fusse artificiellement. Le retirer, c’est retomber dans une réalité où la mort, somme toute logique mais avec quelle impatience, le dispute à la vie. Reservoir Dogs s’achève dès lors que Mr. Orange renonce à son personnage, prononçant trois mots (« I’m a cop. ») qui suffisent à signer instantanément et en autant de motifs d’éradication, la fin de la comédie et celle d’un film particulièrement bavard : la palabre devient râle, les corps laissent place à un flou informe, les couleurs à un écran noir final. De cette noirceur demeuraient au moins deux moments solaires tirés des séquences les plus lumineuses du film. Mr. Orange est des deux. Dans la première, attablé incognito au milieu de ceux dont il va précipiter la perte, il les regarde parler d’une chanson de Madonna et se disputer autour de la nécessité de laisser ou non des pourboires. Dans la seconde séquence, il prend connaissance, mémorise puis déclame à trois vrais gangsters une fausse anecdote, fait d’arme écrit de toute pièce destiné à être le sésame qui lui ouvrira les portes du gang à infiltrer. Le nihilisme de Reservoir Dogs parvient alors à peine à dissimuler une grande croyance : la vie n’a plus cours que dans la comédie et nulle part ailleurs. En dehors d’elle, on compte les corps. Chose assez frappante, dans Les Huits Salopards, on n’arrête pas de les compter, comme si l’heure de la comédie avait déjà sonné.
Film de corps et de prix, de poids et de comptes, Les Huits Salopards renoue moins avec Reservoir Dogs qu’il continue de poser une question sans doute plus grave pour Tarantino et qui concerne le rapport de son écriture à ses personnages, de ce qui lie ces derniers à cette première, les y enchaîne. Si Tarantino, comme on le rappelle souvent, est un écrivain en même temps qu’il est un cinéaste, c’est parce qu’il enregistre son écriture à l’œuvre. Depuis Django Unchained (lui aussi film de corps et de prix), il filme cette écriture comme affranchissement : affranchissement comme on signe et comme on se libère, comme on paraphe et comme on se dégage, comme on conclut et comme on s’exclut. L’action du film se déroule dans le sud des États-Unis, deux ans avant la guerre de Sécession et raconte comment un esclave affranchi part à la recherche de sa bien-aimée captive d’une plantation. Tarantino filme, depuis le moment où Django est libéré de ses chaînes, la création d’un personnage, se costumant de manière grotesque d’abord et recrachant la réplique, puis finissant par en être définitivement un, dégainant plus vite que son ombre, envoyant ses victimes valdinguer à plusieurs mètres sous l’impact de ses balles, preux chevalier sous les yeux ébahis de sa dulcinée.
L’histoire finit bien mais de manière détonante, comme si un autre film commençait in extremis, léger soudain quand tout fut si lourd. C’est qu’il aura fallu avant cela que Tarantino renonce à faire de Django un personnage à lui, c’est-à-dire un personnage qui serait sa propriété. Si Django est déchaîné en toute fin de film, c’est bien de son créateur lui-même et cet affranchissement n’advient que lorsque le cinéaste en personne, à l’occasion d’une entrevue avec son personnage, se fait exploser à coups de dynamite. Cette apparition et disparition de Tarantino, qui intervient juste avant la fin que nous connaissons, est aussi rapide qu’un clin d’œil. C’est pourtant un adieu du créateur à son personnage. On peut comprendre les raisons d’un tel renoncement à tenir son personnage collé tout contre son film. Un peu auparavant, Tarantino filmait un autre détenteur de personnages, Calvin Candie, abominable esclavagiste dont les captifs étaient, à sa guise, de dociles soubrettes ou d’inconséquents combattants. Avoir un personnage a toujours été une lourde – lourde à porter – responsabilité chez Tarantino. Cette responsabilité sera désormais partagée. Avoir un personnage ne sera plus seulement l’affaire des protagonistes mais aussi celle de leur auteur. La fin de Django Unchained opère peut-être moins un happy-end qu’une cassure.
Coïncidence dont on ne saurait se contenter, cette cassure advient au moment où Tarantino mêle ses histoires à l’Histoire, son écriture à certaines de ses pages noires devenues ou restées blanches (rapidement : la Seconde Guerre Mondiale qui bascule dans l’imagination collective – Inglourious Basterds et son panneau inaugural « Once upon a time » – et les États-Unis d’Amérique à l’heure où les Noirs n’avaient pas le droit de cité – Django Unchained et l’esclavagisme). Dans Inglourious Basterds, Tarantino dessinait des personnages comme autant de soldats ayant un seul mot d’ordre, énoncé par ailleurs de vive voix : tuer des nazis. Parmi ces personnages, citons Aldo l’apache, son accent exagérément accentué par une mâchoire qui ne l’est pas moins ; Donny « l’ours juif » Donowitz et sa toute aussi glorieuse que funèbre batte de base-ball ; Hugo Stiglitz, maître ès assassinats d’officiers nazis dont nous aurons le privilège, à l’occasion d’un petit clip de présentation, d’observer la grande variété de sévices qu’il inflige à ses victimes. Tous sont à ce point des personnages, tirés à gros traits, qu’ils sont bien incapables d’être autre chose que le leur (voir la scène où Aldo ne fait même pas semblant d’être italien).
Tarantino les sauvait tout de même de leur programme en les faisant dévier de leur rigoureuse ligne de conduite : leur dernière victime ne sera pas tuée mais signée. Faire déraper l’écriture reste la meilleure manière d’échapper à ce qu’elle a d’implacable, de certaine, en un mot : de calculée[1]. Boulevard de la Mort n’est ainsi qu’un film à la gloire du dérapage, de la rayure comme pied de nez à une comédie trop bien apprise (les séductions balourdes de Stuntman Mike) et qui n’avait laissé derrière elle que des morts – vieille histoire tarantinienne.
Écriture et calcul, c’est en revanche la grande et sérieuse affaire de Django Unchained. Il y est déjà question de primes et de prix, valeur des cadavres et valeur des esclaves. Vie et mort se marchandant d’une même manière (il faut des contrats établis en bonne et due forme), c’est la main même du propriétaire d’esclaves, celle qui signe comme on s’empare, qu’on ne pouvait se résoudre à empoigner. Abominable patte rendue plus blanche que blanche par des formulaires et protocoles rentrant dans le cadre de la loi La comédie se finissait à table, lieu d’échanges privilégié chez Tarantino, lorsque le Dr. King Schultz et Django se faisaient démasquer par Calvin Candie et son valet Stephen ; mais cette fois personne ne mourrait. La fin de la comédie ne signait pas instantanément l’arrêt de mort de ceux qui la jouèrent au nez et à la barbe des autres. Ceux-là étaient conviés à se soustraire à un ordre des choses légiféré comme tel : l’homme blanc, en ce qu’il est supérieur à l’homme noir, a tous les droits sur lui. Le pire mensonge avance donc lui aussi masqué, mais sans risque aucun, couvert par la loi ; couverture sur laquelle s’empressera de tirer alors le Dr. King Schultz, glorieux comédien – incarné par le non moins glorieux Christoph Waltz – comme pour sonner tardivement mais pour de bon la fin de la comédie. Le 24 octobre 2015, soit trois ans après la sortie de Django Unchained et deux mois avant la sortie des Huits Salopards, Tarantino défile dans les rues de Manhattan contre les violences policières à caractère racial.
Tim Roth est donc encore là, allongé par terre comme vingt-cinq ans auparavant dans le premier film de Tarantino.
Tim Roth est donc encore là, allongé par terre comme vingt-cinq ans auparavant dans le premier film de Tarantino. Tandis qu’il agonise, deux hommes, un Noir (le Major Marquis Warren) et un Blanc (Chris Mannix), hissent ensemble avec le peu de force qu’il leur reste, un corps suspendu au bout d’une corde. Ce corps, c’est celui de Daisy Domergue, criminelle dont la tête est estimée à dix mille dollars. Ils la regardent hilares, elle les regarde les yeux écarquillés. Son agonie à elle cache peut-être une surprise : ces deux-là, avant d’unir leur forces, se vouaient une haine terrible. Le Noir tuait des Blancs, le Blanc des Noirs. C’était durant la Guerre de Sécession et c’est salement amochés, partageant pour quelques secondes un même lit dont les draps blancs sont tachés de leurs sangs mélangés, qu’ils semblent tous les deux en être revenus. La femme qu’ils pendent n’a plus de couleur de peau : tout son visage est recouvert de sang. Ses cheveux même n’ont plus de couleur tellement ils en sont imbibés. Ce sang, c’est celui de John Ruth d’abord, chasseur de prime certainement redoutable mais sans aucun doute idiot, ayant fait de son gagne-pain en même temps une spécialité, celle de ramener ses prisonniers toujours « vifs » et jamais « morts ». Or celui qui ne comprend pas que l’injonction « mort ou vif » indique une équivalence (tous finiront à la potence) et non une distinction, ne peut décemment pas distinguer la vraisemblance de l’invraisemblance. Il tombera de haut. L’autre sang qui barbouille le visage de Daisy Domergue est celui de son frère, bandit et leader d’une bande de hors-la-loi. Personnage négatif par excellence, il l’est surtout parce qu’il était le personnage en moins (à l’inverse de Mr. Orange par exemple, qui dans Reservoir Dogs était exemplairement le personnage positif, celui en plus).
Nombreux sont et seront ceux qui se demanderont pourquoi Tarantino dans son film a fait subir un tel calvaire à cette femme. La violence dont elle est l’invariable réceptacle semble pourtant être le sujet même du film, c’est-à-dire ce qui dépasse et de loin ces histoires d’histoires. Du haut de sa potence de fortune, Daisy Domergue manquera peut-être les deux répliques les plus importantes du film. L’une est prononcée par Chris Mannix qui, lisant une fausse lettre rédigée par Marquis Warren, lui accorde qu’elle est écrite avec style («That’s a nice touch. ») avant de la chiffonner en boule et de la jeter. L’autre est prononcée par Marquis Warren tandis qu’il peut enfin relâcher ses efforts lui ayant permis de décoller Daisy Domergue de terre : « Hang on Daisy ! I wanna watch ». Que regarder ? Un corps qui est moins pendu que pesé, au bout duquel pendouille le bras d’un autre. Plus lourd que ces hommes recouverts de manteaux et fourrures, plus lourd que ces cadavres qu’il faut compter avant de les entasser sur le toit de la voiture pour ne pas ralentir les chevaux. Si lourd en définitive que même les petites ailes déplumées que viennent dessiner dans son dos des raquettes de ski ne réussiront pas à le rendre plus léger. Lourd, ce corps l’est car s’y est déchargé tout le négatif de l’écriture et de l’Histoire, comme pour l’expier une bonne fois pour toute, sinon en prendre la pleine, violente et pesante mesure. Pour que la comédie revienne comme avant ? « That’s a nice touch », « I wanna watch ». Gageons que ces mots n’ont pas échappés à celui qui, à l’écart, continue d’agoniser en silence.
[1] Deux anecdotes à ce propos sur la manière dont Tarantino écrit. La première vient de lui, racontée durant un long entretien accordé au site The Root : lorsqu’il a fini d’écrire ses personnages, les connaissant sur le bout des doigts, il les laisse ensuite évoluer à leur manière (« They are going their own way »). La seconde vient de Roger Avary, dans un bonus dvd de Reservoir Dogs : Tarantino écrivait ses premiers scénarios à la main dans une écriture illisible, semblable à celle d’un sismographe.