Montage

Journal de tournage

par Patrick Wang

Cet article fait partie d’un cycle

« Voyageur, il n’y a pas de chemin / Le chemin se fait en marchant. » Ces mots du poète Antonio Machado, Patrick Wang pourrait les faire siens, tant il s’attache dans ses écrits à débarrasser la figure du cinéaste de toute prescience. Pour Wang, la création est avant tout affaire d’essais, de tâtonnements, de risques – en un mot : de recherches. Dans Post Script, the making of the film The Grief of Others, livre numérique qu’il a conçu en collaboration avec David Chien au fur et à mesure de l’élaboration de son second long-métrage, Les Secrets des autres, il se refuse encore à devenir le chantre d’une mystique de l’inspiration. Au contraire, Wang s’attache, depuis la lecture du livre homonyme de Leah Hager Cohen dont le film est adapté, jusqu’à l’étalonnage, à relater aussi concrètement que modestement les problèmes auxquels un réalisateur doit faire face, et la joie qu’il y a à les résoudre collectivement.

Voici, avec l’aimable autorisation de Patrick Wang, la traduction de trois extraits de Post Script.

Retrouvez ici ces textes dans leur version originale.


 

La page suivante

 Le roman de Leah Hager CohenThe Grief of Others m’a accompagné à Hawaï, où j’allais présenter en avant-première mondiale mon film, In the Family. C’était la voix d’un vieil ami qui voyageait avec moi jusqu’au nouveau monde du cinéma. J’étais loin de me douter que ce roman allait m’apporter autant en termes d’expérience. L’une d’elles s’est présentée sous forme de question. Ce roman pouvait-il être transformé en film ? C’est le quatrième roman de Leah. J’ai beaucoup d’admiration pour les trois premiers, mais leur forme écrite me semblait indépassable.

J’ai gardé cette question pour moi quelques mois, le temps d’assurer le lancement de mon film à New York et de lire le livre une seconde fois. Puis j’en ai fait part à mon entourage et j’ai commencé à en discuter avec Leah ainsi qu’avec Barney, son ami et agent. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai poursuivi ce projet : l’envie d’avoir d’autres occasions de parler avec eux deux.

Allions-nous collaborer, Leah et moi, sur l’écriture du scénario ? C’est Barney qui m’a posé la question, mais je me la posais aussi. Finalement, j’ai décidé d’essayer d’écrire seul, et Leah, qui est d’une grande générosité avec son travail, m’a laissé le champ libre. Il s’écoulerait une année entière avant que je puisse leur montrer un scénario.

Cette année-là, j’ai passé onze mois à ne pas écrire.

Cette année-là, j’ai passé onze mois à ne pas écrire. La structure du roman étant très complexe, je m’étais dit qu’il me faudrait le lire et le relire. Mais ça non plus, je ne l’ai pas fait. À la place, j’ai passé mon temps à étudier des romans adaptés à plusieurs reprises au cinéma, et à lire une demi-douzaine de livres d’Alice Munro.

En étudiant des adaptations cinématographiques, j’ai pu repérer dans quels cas commencer par se détacher radicalement de l’œuvre originale peut fonctionner comme un moteur de création très puissant. Mais pour l’écriture de ce scénario, c’est surtout, et de loin, l’étude des nouvelles de Munro qui m’a aidé. Elle sait faire passer une grande somme d’informations en très peu de mots, ce qui est une leçon capitale pour un scénariste qui n’est pas prêt à sacrifier la profondeur d’un roman à des exigences de concision. Munro excelle également dans l’art d’éclairer une vie par le biais de fractures inhabituelles dans la chronologie du récit. C’est en étudiant ses romans que j’ai fini par trouver la structure temporelle inédite de ce scénario. Quand l’idée de cette structure m’est apparue, j’ai été à la fois surpris et soulagé. C’est une des choses qui m’excitent le plus dans ce film.

Le premier brouillon a donc posé la structure, et il comprenait aussi des éléments nouveaux. Le brouillon suivant est arrivé six mois plus tard. Entre les deux versions, ce sont surtout les dialogues que j’avais améliorés. Comme de nombreuses scènes du premier brouillon reprenaient simplement les dialogues du roman, mon oreille n’était pas encore exercée aux styles d’expression de chaque personnage.

Six mois viennent encore de s’écouler et je termine tout juste le scénario de tournage. De cette version à la précédente, on peut réellement parler d’un travail d’orfèvre. Difficile de localiser les différences, mais elles sont perceptibles. Elles ouvrent de petits espaces essentiels pour que le film puisse continuer à se développer. À partir de là, et même si ces pages demeurent inchangées, le film se transforme, surprend, acquiert plus de profondeur ; on fait des ajouts ; on travaille dessus.


 

12 jours

Nous sommes prêts à nous mettre entièrement au service du film – à nous dire : c’est maintenant !

C’est le jeu des acteurs, les décors, notre vision d’ensemble. Et j’aime beaucoup que cet engagement soit soumis à forte pression, qu’il faille se battre contre la montre. Je ne suis pas quelqu’un de très adapté à la vie quotidienne, mais sur un plateau, je suis chez moi. La déferlante de questions qui s’abat sur un cinéaste pendant un tournage me fait l’effet d’un chant puissant et revigorant. En un clin d’œil, on se transforme en jardinier, en cuisinier, en magicien, en mathématicien. On est assailli de questions au sujet des couleurs, des rapports d’espace et de la psychologie des personnages. Les questions les plus faciles sont vite expédiées ; ce sont celles qui vous déconcertent qui sont les plus amusantes. Pour celles-là, j’aime aménager un petit espace, calmer le jeu et m’arrêter pour considérer le problème à tête reposée.

En un clin d’œil, on se transforme en jardinier, en cuisinier, en magicien, en mathématicien.

En fait, ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a certaines choses auxquelles on prend le temps de réfléchir et d’autres, plus nombreuses, dont on trouve les réponses comme à tâtons. Mais dans tous les cas, il faut savoir créer une zone tampon. Je suis un grand adepte du chaos, mais je préserve toujours un peu d’espace pour que mes idées et mes intuitions puissent donner lieu à des décisions intéressantes.

Je ne sais absolument pas ce que vont donner ces douze jours de travail.

À quoi bon les entreprendre, sinon ?


 

Visions perdues

Tous les tournages ou presque sont imprégnés d’une mythologie résumée dans cette formule : « la vision du cinéaste ». Le cinéaste aurait vu la Lumière et s’appliquerait désormais à nous la faire voir à notre tour.

Je ne suis pas très fan de cette histoire.

Elle sous-entend que la vision du cinéaste forme un tout, et un tout qu’il connaît. (On n’a jamais entendu parler d’un cinéaste en attente de sa vision, ni d’un cinéaste évoquant le fragment de vision qu’il aurait eu la veille). Cela vient aussi contredire mon expérience, car j’avance de manière progressive sur un film, au fur et à mesure des trouvailles de mon imagination sans cesse au travail. On peut s’en tenir aux mêmes principes et aux mêmes objectifs du début à la fin, mais la question de la mise en œuvre précise de ces principes resurgit à chaque instant.

Il est difficile de décrire la façon dont un cinéaste s’attèle à cette question. À quelqu’un d’extérieur, sa manière de procéder apparaîtra peut-être sous un jour qui ne correspond pas à l’appréhension qu’en a le cinéaste. Si vous interrogez un membre de mon équipe par exemple, il reconduira peut-être le mythe du prophète en vous expliquant quelle vision globale et détaillée je poursuivais, et à quel point je savais exactement ce que je voulais. Personnellement, je me sens moins prophète que moine – moine catapulté dans une course olympique.

Pour Dorothea Lange, une photographe merveilleuse, prendre des photos équivaut à se perdre puis à réapprendre à voir. Elle sent les choses de tout son être et maîtrise parfaitement son art, mais elle doit se défaire de tout cela pour être en mesure de voir ce qu’elle a devant les yeux. C’est la réceptivité de l’artiste qui fait tout.

J’effectue un gros travail de préparation avant chaque tournage. Concrètement, cela donne lieu à une liste de plans, à des idées visuelles précises , à des consignes sur le jeu des acteurs, mais rien n’est définitif. Le but de la manœuvre est de me permettre de traiter plus rapidement les problèmes qui se présenteront pendant le tournage. Cela veut dire que lorsqu’une question se pose sur le plateau, je peux m’offrir le luxe de laisser mon esprit flotter un instant, le temps de découvrir une façon de voir, parce que je me suis exercé à mettre en place des solutions de manière rapide et cohérente. Par exemple, Frank me demande – comme il le fait avant chaque scène – quelle est la profondeur de champ (c’est-à-dire ce qu’on voit précisément à l’écran et les coordonnées du cadre).

J’ai certainement ma petite idée, mais je regarde quand même le plateau à nouveau et je m’autorise à ne pas savoir pendant un moment. Puis quelque chose va se présenter et me guider.

Ce peut être un élément de l’architecture du décor qui va s’aligner sur l’émotion de la scène si on la compose de telle manière. Ou bien une couleur qui perturbe l’équilibre d’ensemble, auquel cas je la retire du cadre. D’autres fois encore c’est l’échelle des personnages, et la façon de mettre en valeur leur langage corporel, qui me fournissent la réponse. Le choix du cadrage modifie tant de choses : la tension, l’attention, la densité, etc.

Le choix du cadrage modifie tant de choses : la tension, l’attention, la densité.

On me pose beaucoup de questions sur le plateau, mais je m’en pose encore plus. Il arrive que l’équipe me voie regarder à travers l’objectif, puis bouger un peu la caméra, et encore un peu plus peut-être, jusqu’à ce que je me dise enfin : voilà, c’est bon. Dans ces cas-là, j’affiche une certitude qui peut leur donner l’impression que la conclusion était évidente pour moi. Alors qu’en vérité je viens de découvrir la réponse. C’est d’avoir été progressivement convaincu qui m’a rendu certain de mon choix.

Il m’arrive de me tromper. Je crois qu’il est très utile, sur un tournage, de ne pas se voiler la face et de savoir reconnaître une décision qui ne fonctionne pas. Dans ces cas-là, je change d’avis, ce qui peut entraîner le rejet pur et simple d’un décor ou d’un choix de filmage.

Mais la plupart du temps, les ajustements sont minimes. Rapprocher la caméra de trente centimètres, ou l’abaisser de deux ou trois. Changer un meuble, retirer une assiette ou une plante. Et le tissu de ce pull doit bouger autrement. Cette coiffure est trop structurée, ces lèvres sont trop rouges. Tout au long de la pré-production, nous avons ajusté et réajusté nos idées de départ, mais pour moi les réglages qu’on effectue sur le plateau sont d’un autre ordre. Une fois toutes les idées concrétisées les unes à côté des autres, les derniers réglages visent à tenter de capturer cette chimère qu’on appelle l’équilibre. Les erreurs et les dissonances me sautent aux yeux et je commence alors à travailler pour dissiper les interférences involontaires et inutiles. Mais la quête de l’équilibre nécessite parfois l’ajout d’autres interférences. Je me souviens, un jour, avoir regardé un plateau qui était plein et beau, mais qui me dérangeait. Et j’ai fini par comprendre que c’était parce qu’il était uniformément marron – tous les objets dataient de la même époque. Il manquait quelques touches de blanc et de modernité pour casser ce monolithe et atteindre l’équilibre recherché.

Lorsqu’on conçoit des décors, on vise un certain réalisme dans l’accumulation des détails. Mais quand le tournage commence pour de bon, je me retrouve souvent à alléger le plateau. Je me ballade dans le décor et je me contente de retirer des objets. Parfois c’est pour renforcer une composition, car des objets peuvent facilement briser une ligne de force. Par ailleurs un niveau réaliste de détails a tendance à mettre acteur et décor sur un pied d’égalité, or je préfère que la balance penche un peu du côté des acteurs. Et j’ai le sentiment que les possibilités dramatiques sont plus grandes lorsqu’il n’y a pas trop de choses qui traînent partout. Mais quant à savoir ce qu’il faut retirer exactement, aucune vision d’aucune sorte ne vous le dira. Il faut se perdre dans la scène et apprendre à la voir.

Traduit de l’américain par Marie-Mathilde Burdeau.