Présentation

Figure positive dans l’existence de John Merrick, le docteur Treves n’échappe pas cependant à une certaine ambivalence morale, qui enrichit le film et le prémunit contre les écueils du manichéisme. L’irrépressible « désir de voir » qui anime d’abord l’homme de science se double ensuite d’une « envie de montrer ». Au cours d’une présentation de sa découverte devant ses confrères de la faculté d’anatomie, Treves se transforme malgré lui en un véritable double mondain de l’abominable forain qui exploitait la difformité de l’Homme-Éléphant.

Piste d’analyse
– un spectacle scientifique




Un spectacle scientifique

La caution scientifique implique une scénographie beaucoup plus sophistiquée que celle des foires. La mise en scène de David Lynch insiste sur ce point dès les premières images de la scène, qui s’ouvre sur le très gros plan d’un projecteur désignant d’emblée la présentation publique du cas John Merrick comme un spectacle. Quand Treves prend la parole et fait taire le brouhaha de ses collègues, la caméra adopte un point de vue en plongée, traduisant la position dominante – voire démiurgique – de l’orateur, qui a prévu d’en mettre « plein la vue » à ses confrères. Il s’exprime ex cathedra et a conçu son allocution sur la base d’un véritable coup de théâtre. La cage foraine est ici remplacée par un praticable à rideau monté sur roulettes, que l’on avance sur l’estrade. Dès que Treves demande aux appariteurs d’écarter le rideau, la caméra change brusquement d’axe et passe derrière le praticable, n’offrant dès lors au regard du spectateur que l’ombre projetée de l’Homme-Éléphant, selon la stratégie de rétention dramatique développée par Lynch depuis le début : tous les personnages présents peuvent voir le « monstre », mais pas le spectateur du film.
À cette scénographie différente répond un objectif nouveau. Pour Treves, il ne s’agit plus de satisfaire une pulsion (comme dans la scène de la fête foraine ou celle de l’exhibition privée) mais de formuler des conclusions. Ainsi, celui qui était auparavant désigné comme un animal ou comme une chose (le docteur lui-même utilisait parfois le pronom impersonnel pour évoquer Merrick : « I want to see it », demandait-il à Bytes. « It » et non pas « Him ») se retrouve désormais pourvu de caractéristiques humaines. Treves présente sa découverte en déclinant sa nationalité, son âge et son patronyme : « Il est Anglais. Il a 21 ans et s’appelle John Merrick ».
Malgré tout, lorsque Treves demande à John de se retourner pour illustrer son exposé anatomique, il reproduit l’attitude du forain Bytes ordonnant à sa créature de se lever, férule à la main. Geste qui se retrouve d’ailleurs décliné ici, quand les appariteurs désignent les lésions organiques en utilisant des tiges de bois. Bien entendu, le contexte est différent, mais pour John, l’exercice comme les réactions sont analogues : la stupeur mêlée de dégoût gagne cette assistance de praticiens chevronnés, ce que détaille le découpage par le biais de plusieurs gros plans individualisés.



L’oeil et l’objectif

Elephant Man est d’abord un film sur le regard, déclinant les réactions d’étonnement, de rejet et dégoût face à un corps défiant les normes du concevable au point de mettre en doute l’appartenance de John Merrick à l’humanité. En soustrayant longuement le personnage à la vue du spectateur, David Lynch ausculte tout au long du film ce regard déshumanisant par la mise en spectacle répétée de Merrick.
La rationalité scientifique amène Treves à développer une autre version que celle du forain pour justifier le surnom dont on a affublé Merrick. Il détaille ainsi toutes les particularités physiques du sujet qui lui ont valu son nom de scène « d’Homme-Éléphant ». On notera toutefois que pour appuyer son propos, le docteur doit aller encore plus loin que Bytes dans la monstration, qui s’achève ici par la nudité intégrale. D’une certaine façon, l’argument s’autorise ce que le boniment s’interdisait.
La séquence se clôt de la même façon qu’elle a commencé. La caméra repasse face au praticable au moment-même où les appariteurs referment le rideau. L’assemblée applaudit une fois le « spectacle » terminé et on éteint la lampe du projecteur, lequel est montré en gros plan comme au début.
L’appareil d’éclairage, qui dispose d’un opérateur dédié, fait l’objet d’une mise en exergue appuyée qui témoigne de toute l’importance que l’accessoire revêt dans la conception figurative de ce passage. Telle que la séquence est construite, on éprouve effectivement l’impression que les membres de la faculté d’anatomie viennent ni plus ni moins d’assister à une projection cinématographique. Ainsi, la conférence de Treves, telle que le spectateur la perçoit, décline très précisément le principe du « théâtre d’ombres », qui consiste à projeter sur un écran formé par un cadre en bois et un drap (ici, le praticable à rideau) des ombres produites par des silhouettes découpées et montées sur des baguettes (ustensiles que les appariteurs utilisent également pour pointer les difformités corporelles dont parle le docteur). On rappellera par ailleurs que le théâtre d’ombres est l’un des ancêtres avérés du cinéma, au même titre que la lanterne magique, qu’évoque immanquablement le spot filmé en gros plan au début et à la fin de cette séquence.