Présentation

L’Expressionnisme a été le plus grand mouvement artistique en Allemagne dans le premier tiers du vingtième siècle dans les arts plastiques, la littérature ou le théâtre. Du milieu des années 1910 jusqu’à la fin de la période muette, il conquiert les écrans de manière significative par des récits fantastiques, aux allures de cauchemars éveillés. Même si le nombre de films purement expressionnistes est finalement assez limité, le courant exerce une influence considérable sur le cinéma mondial.



Un style antiréaliste

L’Expressionnisme prend délibérément le contrepied du réalisme ordinaire du cinéma. Il a souvent recours à des décors composés de toiles peintes, dont les motifs sont très stylisés parfois jusqu’à l’abstraction. Le Cabinet du Docteur Caligari (1919) de Robert Wiene fait figure d’œuvre-manifeste : l’espace urbain prend la forme d’un dédale de ruelles enchevêtrées aux lignes obliques et les façades des maisons sont pourvues de fenêtres triangulaires à la perspective faussée. Si bien que la représentation de la ville semble tout droit sortie de l’esprit malade du personnage principal : un hypnotiseur fou.

Un peu en marge du courant, Fritz Lang signe pourtant l’un des chefs-d’œuvre de l’Expressionnisme avec Les Trois Lumières (1921), une allégorie de la lutte entre l’Amour et la Mort, dont la réussite est largement tributaire de l’utilisation de décors particulièrement angoissants, d’ailleurs signés par deux des artistes qui avaient travaillés sur Caligari (Hermann Warm et Walter Röhrig).

La plupart des films de cette période développent un climat de mystère et d’oppression qui s’appuie également sur un type d’éclairage privilégiant les contrastes très appuyés, comme dans Raskolnikov (Robert Wiene, 1923) où l’opposition entre les masses sombres et les zones claires cherche à traduire les désordres mentaux du personnage. Pour Le Cabinet des figures de cire (1924), Paul Leni creuse la voie du « caligarisme » en concevant ses décors de telle sorte qu’aucune idée de réalité ne puisse s’en dégager.

Le très célèbre Nosferatu (1922) de Murnau sera moins radical au niveau de l’expérimentation plastique et utilise plusieurs extérieurs naturels, notamment pour les vues sur la petite ville ou pour le château. Mais chez Murnau, la nature elle-même est un véritable univers hanté, qui alimente une atmosphère tout aussi anxiogène. Les images de cette adaptation « clandestine » du Dracula de Bram Stoker possèdent une puissance évocatrice sans égale, dont l’impact sur le spectateur est demeuré intacte (comme on peut encore le vérifier dans la scène où le vampire surgit lentement de l’ombre sur le pont du voilier, ou bien lors de la procession des croque-morts qui portent les cercueils des pestiférés)

D’une manière générale, la lumière et les décors sont les ingrédients essentiels de l’esthétique expressionniste. Ils défient délibérément les règles de l’équilibre et de la raison pour refléter l’état d’esprit de personnages aussi effrayants que menaçants.


L’Empire du Mal

Les films expressionnistes regorgent d’individus ou d’entités particulièrement inquiétants, dont la principale ambition consiste à étendre leur emprise sur le monde pour l’asservir.

Montreur de monstre dans les foires en même temps que médecin, Caligari manipule son somnambule par l’hypnose et lui fait commettre plusieurs crimes atroces. Le génie du crime de Fritz Lang, Le Docteur Mabuse (1922), n’est autre qu’un psychanalyste dont la première arme relève évidemment des pratiques hypnotiques, tandis que dans Les Mains d’Orlac (Robert Wiene, 1922), un pianiste mutilé se retrouve dépossédé de son libre arbitre par les deux mains qui lui ont été greffées et qui appartenaient à un assassin. Quelques années plus tard, le jeune homme de L’Étudiant de Prague (Henrik Galeen, 1926) vend à Satan son reflet dans le miroir, lequel se dote vite d’une existence propre qui révèle le double démoniaque dissimulé dans l’inconscient de son ancien propriétaire.

Si la gigantesque statue vivante du Golem (Paul Wegener, 1920) est créée par un magicien dans un but pacifique et positif (sauver le peuple Juif), sa puissance destructrice est ensuite détournée à des fins de vengeance personnelle, si bien que le colosse sème la terreur autour de lui. Que l’on se plonge dans les légendes du passé ou que l’on se projette dans l’avenir par l’intermédiaire de récits de science-fiction, les figures de démiurges règnent en maîtres et imposent leur loi. Comme en témoigne la ville futuriste de Metropolis (Fritz Lang, 1927), où les ouvriers sont réduits en esclavage et sacrifiés aux machines, par une classe dominante omnipotente incarnant les excès du capitalisme.

Un miroir de l’Allemagne

La volonté de puissance qui caractérise ce nouveau bestiaire fantastique témoigne d’une certaine façon des bouleversements et des inquiétudes qui agitent la vie quotidienne allemande pendant les années 1920. L’Allemagne est non seulement sortie vaincue de la Première Guerre mondiale, mais elle est aussi humiliée et démoralisée par les conditions de l’armistice. Peu après, la nation se retrouve désorientée par d’énormes difficultés économiques et par les troubles extrémistes. Avec ses intrigues angoissantes et souvent morbides, les films de l’Expressionnisme reflètent l’état du pays et de son imaginaire.

À leur manière, les cinéastes captent confusément leur époque, entre attraction et répulsion pour un pouvoir rigoriste. Avec le recul du temps, cette monstrueuse « parade de tyrans » qui a colonisé la fiction germanique apparaît surtout comme la manifestation sous-jacente du Mal bien réel en train de se développer, et qui s’apprêtait à descendre des écrans pour se propager dans la réalité.