Onde de terreur
Force de surgissement incontrôlable, Liberty Valance pénètre dans le restaurant des Suédois en poussant brusquement les portes, dont le claquement des battants résonne comme un véritable coup de feu, annonciateur d’une situation de crise et de danger. Face à cette irruption fracassante, une onde de terreur se répand immédiatement dans toute l’assemblée : le brouhaha ambiant cesse d’un coup et laisse place à un silence pesant ; la caméra resserre sur le visage d’Hallie, où se dessine la crainte et l’inquiétude ; le shérif Appleyard prend la fuite par une porte dérobée sans demander son reste ; et des convives attablés se soumettent sans broncher à la provocation du hors-la-loi, qui s’approprie leur place et leur menu. Seuls deux clients de l’établissement semblent indifférents aux intimidations du bandit : Peabody, le rédacteur-en-chef du « Shinbone Star », et bien sûr Tom Doniphon, le westerner par excellence, sûr de ses capacités de maîtrise, qui jauge la situation en affectant flegme et impassibilité.
Le fouet et le tablier
À l’opposé, l’angoisse se lit d’emblée dans le regard de Stoddard dès qu’il aperçoit le fouet du bandit posé sur la table. La vue de l’objet (filmé en gros plan) réveille en lui le traumatisme dont il a été précédemment la victime, si bien qu’il marque un temps d’arrêt avant de poursuivre son service en salle. La tension est telle que l’on s’attend évidemment à une confrontation imminente entre ces deux figures de l’Ouest que sont le hors-la-loi et le cowboy. Et c’est Stoddard, c’est-à-dire le personnage le plus étranger à cette typologie, qui va être le vecteur de la configuration attendue.
Le jeune avocat est d’abord vu à travers l’embrasure de la porte de la cuisine, qui dessine un cadre dans le cadre, soit donc littéralement une « autre scène », un autre monde, échappant à la codification westernienne. Il est d’ailleurs vêtu d’un tablier, puisqu’il officie comme plongeur et serveur pour régler sa dette aux Suédois ; ce qui le féminise et ne manque pas de susciter la raillerie du hors-la-loi (« Regardez un peu la nouvelle servante ! », lance-t-il à ses deux comparses hilares).
C’est au moment où cette « autre scène » ose sortir des coulisses que le face-à-face se met en place ; au moment où « l’homme au tablier » reçoit un croc-en-jambe de la part de « l’homme au fouet », qui le fait chuter avec le contenu de son plateau. La réplique de John Wayne, « C’était mon steak, Valance ! », est devenue culte, parce qu’elle possède un côté dérisoire et qu’elle synthétise en même temps tout l’enjeu de la situation : ces deux figures de l’Ouest ne vont pas s’affronter pour régler un contentieux directement lié à l’honneur, à la vengeance ou à la spoliation financière, mais pour un banal morceau de viande renversé qui sert de prétexte. Tout se passe dès lors comme si le cowboy et le hors-la-loi ne faisaient que dérouler mécaniquement la partition que l’on attend d’eux, à l’instar de deux automates condamnés à réitérer sans fin une gestuelle codifiée, mais désormais usée par l’usage et déjà presque anachronique.
Le miroir à deux faces
Mais Ford ne se limite pas ici à une posture démystificatrice. La confrontation entre Doniphon et Valance lui permet également de creuser en profondeur la relation entre les deux personnages, en faisant intervenir un élément du décor de manière significative.
À partir du moment où les deux adversaires se font face dans la diagonale du cadre, on remarque la présence d’une poutre, qui coupe le cadre en deux dans le sens vertical, et sert a priori à marquer la séparation « morale » entre les deux opposants : à gauche, il y aurait le mal (Valance) ; à droite, il y aurait le bien (Doniphon). Mais la suite de la scène vient complexifier les choses. Quand Doniphon s’avance et que le plan se resserre, les deux hommes se toisent désormais dans la stricte horizontalité de l’image, si bien que la poutre en question matérialise cette fois comme les deux faces d’un même miroir, comme si Valance était le reflet de Doniphon, et inversement. La suite de l’intrigue montrera que c’est effectivement le cas : ils appartiennent tous les deux au même monde ; Tom applique lui aussi « la loi du colt » et pratique une justice individuelle (« Ici, on règle ses comptes soi-même », répétera-t-il à Stoddard).
L’opposition binaire et manichéenne dont on a souvent taxé le western ne saurait être vérifiée ici : comme la brute, le bon a recours à la violence (en tous cas, il dit qu’il le fait). Dès lors, il n’y a qu’une différence de degré entre eux, pas une différence de nature.
La violence déjouée
Seulement, si Valance incarne la violence déchaînée, Doniphon figure de son côté la violence déjouée. Il est celui qui désamorce au lieu de mettre le feu aux poudres. Comment s’y prend-il ? Littéralement, il transfère les armes en coulisses, par le biais de son serviteur Pompey, qui tient Valance dans sa ligne de mire depuis l’endroit exact où se trouvait l’avocat au début de la scène. Autrement dit, Doniphon fait passer la force sur « l’autre scène », symbolisée par ce cadre dans le cadre qu’est la porte de la cuisine, comme on l’a vu. L’avocat est le dépositaire du message (l’instauration de la loi), tandis que le cowboy est le prestataire du passage (il prête main forte).
À la fin de la séquence, la violence s’exprime mais elle s’actualise « à vide » : Valance envoie sa bouteille de whisky à travers la fenêtre du restaurant et ses sbires tirent des coups de feu en l’air en quittant la ville sur leurs montures. Mises en échec par la stratégie de canalisation orchestrée par Doniphon, les pulsions se libèrent alors de manière intransitive et désordonnée, en une promesse de revanche.
Pour Stoddard, rabaissé dans cette scène à un rôle de spectateur féminisé et infantilisé, la « quadrature du steak » sera dès lors la suivante : comment mettre fin à la violence sans user de la violence ou de l’intimidation armée ? Problème difficilement soluble, auquel le film apportera une réponse pour le moins dialectique.