Définitions

Les raccords désignent les effets de montage assurant la transition entre les plans :
– le raccord sur le regard : un plan montre un personnage regardant hors-champ, le suivant révèle ce qu’il regarde.
– le raccord sur le mouvement : un geste commencé dans un plan se poursuit dans le plan suivant.
– le raccord dans l’axe : un élément est montré en deux plans successifs, en conservant l’axe de prise de vue mais en variant l’échelle du plan.
– le champ-contrechamp : deux espaces opposés sont montrés en alternance en raccord sur le regard.

1. Le Montage classique

Les raccords de transition ont été élaborés par le cinéma classique hollywoodien dont le modèle de récit reste dominant à l’heure actuelle. Le film classique repose sur trois principes narratifs principaux : motivation, clarté et dramatisation de l’action. Dans la recherche de fluidité propre à ce type de récit, les raccords jouent un rôle essentiel pour maintenir la continuité d’un plan à l’autre afin que leur juxtaposition soit la plus discrète possible : on parle de montage invisible.

L’analyse d’une brève séquence du film Diamants sur canapé (Blake Edwards, 1961), constituée de 11 plans, permet d’illustrer cette logique de transparence du montage classique fondé sur les raccords. Ce film évoque une intrigue amoureuse entre Paul, un jeune romancier, et sa ravissante voisine Holly, incarnée par Audrey Hepburn. La séquence répond à deux principes typiques de l’esthétique hollywoodienne :
– la continuité visuelle et sonore : raccords de transition entre les plans, bande sonore unificatrice, centralité de la composition des images.
– la progressive mise en valeur dramatique de la star jusqu’au gros plan, climax de la scène.



1. Introduire la star : stratégie de la suggestion

Plan 1 : Plan rapproché sur les pieds de Paul, qui essaye d’écrire un roman avec une difficulté dont témoignent les pages froissées qui l’entourent. Un travelling vertical autonome le montre assis à sa table, en train de taper sur sa machine à écrire. Les premières notes de guitare se font entendre.

Plan 2 : Raccord sur le regard de Paul : gros plan sur la page dont le texte évoque très directement Holly, l’objet de ses pensées. La voix de Holly se fait entendre.

Plan 3 : Plan rapproché en coupe franche sur Paul, qui se détourne de son travail pour se pencher à la fenêtre en plan moyen, attiré par la chanson Moon River en son hors-champ.

Ces trois premiers plans introduisent le personnage d’Holly de manière indirecte et progressive : elle se manifeste d’abord par la chanson à la guitare en son off, puis comme sujet du texte tapé à la machine qui emprunte la forme du conte (« Il était une fois… »), avant que le mouvement de Paul vers la fenêtre annonce sa présence hors-champ.





2. Du plan moyen au gros plan : une esthétique de la continuité

Plan 4 : Raccord sur le mouvement de Paul [champ]. Plan rapproché sur Paul filmé en contre-plongée : il regarde en direction du hors-champ inférieur, son corps encadré par la grille métallique de l’escalier de secours.

Plan 5 : Raccord sur le regard de Paul [contrechamp]. Plan moyen sur Holly assise sur le rebord de la fenêtre qui l’encadre : elle chante en s’accompagnant à la guitare.

Plan 6 : Raccord dans l’axe sur Holly, filmée cette fois en plan rapproché et toujours en plongée.

Plan 7 : Plan rapproché sur Paul en contreplongée [champ].

Plan 8 : Raccord sur le regard de Paul [contrechamp] : long gros plan sur Holly qui continue à chanter puis s’arrête, lève les yeux et salue Paul.

Le long gros plan sur Holly intervient à l’issue de 5 plans : deux champs-contrechamps en raccord sur le regard de Paul et un raccord dans l’axe sur Holly. Cette démarche progressive répond à plusieurs fonctions :
– elle permet de retarder le climax de la scène pour mieux le mettre en valeur, en assurant une transition fluide entre toutes les échelles de plan : plan moyen / plan rapproché / gros plan.
– le retour sur Paul avant de montrer le gros plan d’Holly renforce le caractère subjectif de la scène et la place centrale du point de vue du jeune homme amoureux.

Ce long plan contemplatif intervient donc à l’issue d’une intensification de la présence visuelle et sonore d’Holly au cours d’une séquence qui s’inscrit dans une esthétique de la continuité :
– sur les 10 changements de plans qui articulent la scène, 8 reposent sur des raccords (regard, mouvement, dans l’axe) avec une nette prédominance pour les raccords sur le regard.
– la chanson de Holly contribue à lier les 8 premiers plans de la séquence.
– les éléments qui encadrent les personnages (escalier d’incendie et fenêtre) soulignent leur centralité dans la composition des plans.
– l’alternance des angles de prises de vues contribue à la cohésion générale de la scène.



3. Le dialogue interrompu

Plan 9 : Raccord sur le regard d’Holly et sur le son (le salut d’Holly) [champ] : plan rapproché de Paul à la fenêtre qui répond au salut la jeune femme.

Plan 10 : Raccord sur le regard de Paul [contrechamp] : gros plan de Holly qui échange quelques paroles avec Paul.

Plan 11 : Plan rapproché de Paul [champ] : filmé en angle neutre, le jeune homme interrompt le dialogue pour répondre à la sonnette.

Les trois derniers plans de la séquence établissent le dialogue entre les deux personnages, à l’occasion d’un raccord sur le son, avant que ce moment de cristallisation amoureuse soit interrompu par le bruit strident de la sonnette.







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Source : L’Analyse de séquences, José Moure, CNED, cours de licence cinéma audiovisuel de Paris I Sorbonne.

2. Le montage discontinu

Le récit cinématographique peut s’affranchir des codes hollywoodiens en privilégiant un montage discontinu qui introduit des sautes visuelles spatiales et/ou temporelles à des fins expressives :
– le montage cut désigne la succession de plans sans effets de transition : ils sont juxtaposés par coupes franches
– le faux raccord désigne une coupe créant un effet de discontinuité visuelle.

L’analyse d’un extrait du film Mustang (Deniz Gamze Erguven,2015) permet d’illustrer de manière intéressante cette notion de montage discontinu. Située dans un petit village de la campagne turque, l’intrigue du récit évoque la claustration forcée de cinq sœurs dans l’attente de leur mariage. La séquence proposée raconte leur évasion de la prison familiale pour rejoindre le bus qui les conduira à un match de football de l’équipe nationale.

La séquence multiplie ruptures, ellipses et effets d’accélération dans une mise en scène qui exprime la fougue et l’excitation des jeunes filles échappant à leur confinement. La représentation des sœurs, en mouvement constant, repose sur plusieurs procédés en rupture avec la narration classique, notamment des compositions décentrées et une caméra portée alternant mouvements d’accompagnements et panoramiques rapides. C’est cependant le montage cut qui contribue de manière décisive à l’impression d’urgence qui caractérise la séquence, par le recours permanent à des effets de rupture :
– soulignement des nombreuses ellipses (6 ellipses sur 12 coupes)
– fortes variations d’échelle de plans.
– attaques de plan sur des personnages en mouvement


Plan 1 à 2 : faux raccord

Le plan 1 montre Cece parvenant à gravir le muret avec l’aide de Lale. Le plan suivant, monté en faux raccord mouvement, montre Nur escaladant le muret avec l’aide de Cece. On remarque que les deux plans représentent deux actions analogues en plan moyen, mais la coupe sur le mouvement se fait au prix d’une ellipse visible, sur un mouvement amorcé en fin de plan 1 par Cece en haut du muret et continué par sa sœur en bas du muret. La substitution d’une sœur par l’autre à l’issue de la coupe créée un faux raccord : une saute visuelle suscitant une confusion momentanée sur l’action en cours, par juxtaposition de deux plans similaires. Ce jump cut a été réalisé au montage en coupant dans la prise afin de mettre en évidence la difficulté du franchissement de l’enceinte familiale qui semble piétiner, comme l’exprime par ailleurs la répétition du mouvement de caméra et les invectives entre les sœurs.


Plan 2 à 3 : coupe franche elliptique

La coupe manifeste une ellipse brutale occasionnant une forte rupture visuelle dans le passage du plan moyen au plan d’ensemble frontal sur le groupe de sœurs en fuite : le raccord a été réalisé en coupant sur deux mouvements en directions opposées et les deux décors manifestent un fort contraste lumineux.La brutalité de cette coupe franche contribue à exprimer le sentiment exaltant de libération du petit groupe de filles (« mustangs » métaphoriques du titre) après leur évasion, ainsi que le sentiment d’urgence qui les anime pour assister au match de football.


Plan 3 à 4 : raccord sonore / faux raccord regard

Le bus hors-champ est annoncé dans le plan 3 par le violent bruit du Klaxon et par les appels des jeunes filles : il surgit donc en contrechamp du plan 3 sur un raccord sonore. On notera cependant un faux raccord sur le regard : Lale, au premier plan du plan 3, regarde vers la gauche de l’écran, et le bus apparait au plan 4 sur la gauche alors que la cohérence voudrait qu’il surgisse de la droite. Aléa du tournage ou choix volontaire, cette légère incohérence spatiale s’inscrit pleinement dans la logique de dissonance qui caractérise la séquence.


Plan 5 à 6 : coupe franche elliptique

Le refus du conducteur de rattraper le bus est suivi d’un raccord cut en plan rapproché sur deux des sœurs montées sur la camionnette, hurlant de joie à l’approche du minibus. La coupe franche interrompt brutalement le conducteur pour le contredire avec humour à l’issue d’une forte ellipse. Le montage exprime exprime ainsi la force de conviction des cinq sœurs engagées dans une échappée sans entraves.


Plan 12 à 13 : raccord sur les pieds

A l’intérieur du bus en fête, Lale commence une danse : un raccord sur le trépignement de ses pieds permet de la retrouver au stade, à l’issue d’une forte ellipse. Cette coupe juxtaposant deux plans similaires (élément représenté, cadrage) crée un raccord sur l’objet au prix d’une légère discontinuité visuelle permettant de signaler l’ellipse. Ce raccord sur le motif des pieds a surtout une valeur symbolique en soulignant l’exaltation des jeunes filles libérées de leur prison. On notera que l’effet de transition sur les pieds pour articuler le passage d’une séquence à l’autre est un motif classique au cinéma : Sailor et Lula en offre ainsi notamment un intéressant exemple associant fondu enchaîné et fondu sonore.

L’analyse de cette séquence témoigne que le montage discontinu, qui rend sensible l’articulation des plans par des effets de rupture, constitue une modalité intéressante du point de vue expressif mais aussi rythmique. Dans cette séquence, le montage cut concourt à l’impression d’urgence non par la rapidité de succession des plans, mais par les coupes dans le mouvement, le recours aux ellipses et l’élaboration de faux raccords introduisant un effet de désordre cohérent avec l’esthétique générale de la séquence.