Mitraillettes et contrebasses
La séquence est introduite par l’arrivée de Joe, le meneur aux initiatives catastrophiques et de Jerry, le suiveur protestataire. Les vicissitudes de ce duo comique sont ironiquement soulignées par la bande sonore : bruit de tempête de neige et musique de jazz au rythme rapide. Ils enjambent avec inconscience la chaîne qui barre l’entrée du garage sans prendre garde à l’avertissement : « klaxonnez ! » Le plan suivant présente les gangsters dans une situation typique du genre : la partie de poker avec borsalinos, épaisse fumée et lumière verticale. L’incompréhension entre les deux univers est brutale : les gangsters prennent les boîtes à instruments pour des caches d’armes. Les musiciens sont pris au piège d’une tragique méprise : le garage est un des paravents mafieux qui scandent le récit (cf. l’entreprise de pompes funèbres et le festival d’opéra italien), dans la logique du faux-semblant qui traverse le film.
Deux espaces opposées
L’arrivée de la bande de Staps poursuit la déclinaison des motifs du film de gangsters : rapidité de l’action, mitraillettes et visage patibulaire du second de Staps. La mise en scène souligne l’opposition de deux espaces séparés par la voiture :
– L’espace des gangsters dans lequel va se dérouler le massacre de la Saint-Valentin, directement inspiré de la séquence de Scarface (l’ombre portée des adversaires alignés contre le mur).
– L’espace de Joe et Jerry, spectateurs involontaires de ce règlement de compte en forme de remake décalé du film de Hawks.
Staps : un chef mafieux
Wilder met en scène avec soin la figure de Staps comme un chef implacable à l’autorité indiscutée :
– Son entrée en scène se fait par les pieds sur une musique inquiétante : il est le maître d’œuvre de l’attaque et n’apparaît que pour éprouver sa toute-puissance. Les guêtres, accessoire dandy dont la propreté lui importe beaucoup, sont la métaphore de sa revendication d’une supériorité aristocratique
– La prise de possession des cartes est accompagnée d’une réplique sinistre à Charlie Cure-dents : « Tu aurais eu trois huit », indiquant froidement son meurtre imminent. Staps souligne ici avec force son statut de « maître du jeu ».
– Le massacre est ordonné d’un simple hochement de tête du personnage, dos tourné à ses victimes pour souligner sa cruelle indifférence, son autorité souveraine et son refus d’implication directe dans les basses œuvres.
La manière dont cette séquence est mise en scène témoigne d’une grande fidélité au genre du film de gangsters. L’aspect comique n’interviendra qu’avec l’irruption de Joe et Jerry : le comique ne relève donc pas de la parodie du film du genre mais bien de la confrontation entre deux genres cinématographiques distincts que Wilder joue l’un contre l’autre.
L’art du décalage
L’intrusion de Joe et Jerry se fait sur tout un jeu d’oppositions et décalages :
– Impassibilité vs expressivité : le massacre suscite l’effroi grimaçant des deux personnages et un malaise physique de Jerry, souligné de manière comique par le raccord sonore puis visuel sur le pistolet à essence.
– Laconisme vs volubilité : les deux personnages répondent aux intimations de Staps par des négociations maladroites : Joe affirme n’avoir rien vu afin de proposer son silence mais le bavardage irrépressible de Jerry le contredit. De manière analogue, Jerry prend au pied de la lettre la question de Staps « où croyez vous aller ? » en indiquant le concert d’Urbana.
– Premier plan / second plan : le rapport de force est précisément défini par la composition qui installe un Stap dominateur et menaçant au premier plan face aux deux minuscules musiciens dans la profondeur de champ. Cette composition exprime certes la menace mais aussi l’incompréhension entre les personnages dans une logique de décalage comique.
Le crescendo final
La séquence se clôt sur un climax dramatique conforme à la logique d’alternance entre registre criminel et registre comique :
– Le meurtre de Charlie : alerté par la chute du téléphone (comme il l’avait été par la chute du pistolet à essence), Staps se détourne des musiciens pour mitrailler rageusement Charlie, qui demeure hors-champs jusqu’à ce que le chef mafieux lui fasse sauter son cure-dent de la bouche avec le pied. L’assassinat est donc représenté de manière dramatique et symbolique par l’insistance sur les deux accessoires métonymiques associés aux personnages.
– La fuite des musiciens : profitant de la diversion, Joe et Jerry s’enfuient précipitamment après avoir exprimé leur terreur par des visages grimaçants. Leur fuite est soulignée par un rapide solo de violon.
On remarquera le rôle majeur d’amplification dramatique de la musique dans la fin de la séquence dans sa fonction de commentaire de l’action.