Nationale 7

Au début du film, Michel Poiccard quitte Marseille au volant d’une voiture volée et file à vive allure sur la Nationale 7 direction Paris, pour rejoindre sa petite amie Patricia. Avec beaucoup de virtuosité, Godard transforme cette courte séquence en un véritable manifeste du « style Nouvelle Vague », où les procédures du montage classique sont soumises à tout une série de distorsions aussi audacieuses que novatrices.

Pistes d’analyse
– une esthétique de la confusion : montage syncopé et ruptures logiques


Montage syncopé et jump cuts

La scène s’ouvre sur une vue subjective de la route, filmée depuis l’intérieur de la voiture, du point de vue du conducteur. Ce plan inaugural scelle le mode d’implication du spectateur dans la fiction : on est placé sur le fauteuil passager, aux côtés du protagoniste, qui chantonne joyeusement en conduisant (« Lala la lala… Buenas noches, mi amor… »). Le visage de Poiccard surgit à l’image au moment où il feint d’interpeller un automobiliste en tournant la tête dans sa direction (« S’il croit qu’il va me doubler celui-là, avec sa Frégate à la con »). Cette micro-action met d’emblée en évidence l’un des traits de caractère du personnage : sa volubilité décomplexée d’une part (il s’exprime avec le vocabulaire fleuri de son époque, sans se soucier des convenances) mais surtout son côté hâbleur et volontiers fanfaron, qui fait que l’attitude de défi routier est aussi vite oubliée qu’elle est formulée. Michel passe immédiatement à autre chose et poursuit son monologue solitaire en psalmodiant les syllabes du prénom de Patricia, comme s’il s’agissait d’un air de musique classique. La rythmique verbale est alors redoublée par la syncope visuelle provoquée par un type de montage qui contrevient aux usages en vigueur. Godard enchaîne en effet quatre plans sur la route, filmés selon le même angle et selon la même échelle, ce qui génère de brusques effets de discontinuité, contrevenant à la fluidité du montage classique. Un raccord dans l’axe doit normalement articuler deux plans d’échelles suffisamment pour éviter un effet de saute d’image (par exemple, un plan moyen et un plan rapproché). Or ici, Godard exhibe au contraire la coupe en provoquant sciemment des jump cuts (coupes dans une même prise donnant littéralement l’impression de « sauter ») dans le but d’exprimer formellement le tempérament spontané et impulsif de son protagoniste, qui veut vivre vite en n’obéissant qu’à son seul désir.

Les effets de saute d’À bout de souffle ont abondamment été critiqués lors de la sortie du film et souvent cités comme « preuves » de la totale incompétence technique du cinéaste. L’historien Georges Sadoul a de son côté salué une pareille liberté créative : « Une monteuse qualifiée ne voit pas ce film sans frémir : un raccord sur deux est incorrect. Qu’importe. Ce ne sont pas là fautes d’orthographe, mais tournures de style. Quelque chose comme l’emploi du langage parlé en littérature » (in Les Lettres françaises, n° 818, mars 1960).

Regard caméra : l’apostrophe au spectateur

Dès que Poiccard s’emploie à faire le point sur son emploi du temps, le traitement de l’action devient moins elliptique, épousant en quelque sorte le flux de conscience du personnage (« Alors je vais chercher l’argent. Je demande à Patricia oui ou non. Et après […] Milano ! Genova ! Roma ! »). Malgré tout, la voiture roule toujours à tombeau ouvert et freine sa course seulement lorsque Poiccard s’autorise une nouvelle digression au sujet de la beauté des paysages de la France. C’est à ce moment-là qu’intervient la fameuse adresse directe au spectateur en regard caméra, désormais anthologique : « Si vous n’aimez pas la mer… Si vous n’aimez pas la montagne… Si vous n’aimez pas la ville… Allez vous faire foutre ! ». Belmondo dit sont texte en regardant droit dans l’objectif de la caméra, et Godard transgresse ici la loi du « quatrième mur » qui implique que le public doit rester totalement exclu du monde de la fiction, afin de ne pas rompre le processus de projection dans l’histoire et d’identification au personnage. À l’insolence de Poiccard s’ajoute dès lors l’impertinence du cinéaste, qui rompt momentanément ce principe illusionniste du récit filmique, en renvoyant le spectateur à sa position même de spectateur, le temps de cette apostrophe tonitruante et frondeuse.

Faux raccord et rupture logique

Bien entendu, Poiccard n’attend aucune réponse de notre part et reprend sa route avant de porter son attention volatile sur deux auto-stoppeuses (« D’accord je stoppe et je facture un baiser du kilomètre ! »). Lorsqu’il les aperçoit, les deux jeunes filles sont situées à proximité d’une auberge et lorsque, dans le plan suivant, il ralentit à leur hauteur pour les observer, elles sont placées sur le bas-côté devant un espace boisé. Cette entorse délibérée à la continuité spatiale contraste avec la continuité du monologue : le *faux-raccord crée un effet de forte rupture logique pour le spectateur. Le procédé contredit les principes narratifs et techniques de la narration classique mais Godard estime sans doute que ce faux raccord* est juste au niveau psychologique : Michel passe sans arrêt du coq à l’âne sans demander son reste et affecte une décontraction souveraine en toutes circonstances.
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* Faux raccord : désigne une coupe créant un effet de discontinuité visuelle (comme le jump cut par exemple) ou une incohérence logique entre deux plans.