Première rencontre

Walter Neff, agent d’assurances a tué le mari de sa maîtresse Phyllis en maquillant le meurtre afin qu’elle empoche la conséquente « double indemnité » prévue en cas de décès accidentel de son époux. Mais Neff s’aperçoit que Phyllis s’est jouée de lui pour partir avec un autre amant. La séquence expose le jeu de séduction lors de la première rencontre des personnages.

Pistes d’analyse
– L’apparition de la femme fatale : jeux de séduction et de domination
– le piège de la séduction : motifs symboliques



L’apparition de la femme fatale

Dès la séquence de première rencontre entre les deux protagonistes, les dés sont en quelque sorte déjà jetés. C’est pourtant une journée en apparence comme toutes les autres qui commence. Walter Neff rend visite à l’un de ses clients mais ce dernier est absent. La bonne rechigne à le faire entrer et le prend pour un vendeur de magazines – à croire que l’assureur n’a pas tout à fait la tête de l’emploi, ou pas seulement. Il est finalement reçu par Madame Dietrichson d’une bien singulière façon : Phyllis entre en scène depuis la mezzanine, vêtue d’une simple serviette de bain nouée au-dessus de la poitrine. La conversation qui s’engage instaure dès lors un rapport de domination spatiale entre les deux personnages, à l’avantage de la femme qui occupe une position surplombante. L’autorité de Phyllis est soulignée par les angles de prise de vue en plongées et contre-plongées, lesquels sont de plus en plus marqués à mesure que le cadre se resserre. Rétrospectivement, on s’aperçoit que cet assujettissement spatial préfigure l’ascendant psychologique que l’épouse adultère ne cessera d’exercer sur cet homme faible dont elle fera l’instrument de ses sombres desseins.

Dès que Neff mentionne sa qualité d’agent d’assurances, Phyllis s’avance vers la rampe de l’escalier et entre dans la pleine lumière, les épaules largement dénudées, comme si elle était mue par un intérêt soudain mais informulé. La situation n’intimide pas trop le courtier et il s’efforce de défendre son autorité masculine diminuée par la scénographie en lançant une ou deux répliques qu’il estime bien senties. S’engage alors un dialogue à double-entente (double talk) typique du film noir, ou ce qui est dit n’est pas tout à fait ce qu’il faut comprendre – le but étant de ne pas trop éveiller les soupçons de la censure sur le contenu potentiellement licencieux de la scène. L’agent d’assurances défend donc sa position par quelques sous-entendus à peine voilés : « Il faudrait renouveler votre police. Un incident serait mal venu. Vous n’êtes pas… couverte ». Il fait bien évidement référence au fait que son interlocutrice arbore une tenue pour le moins rudimentaire. Mais Phyllis ne désarme pas et affirme au contraire toute son inaltérable contenance (« Je crois que je vous comprends »), allant même jusqu’à confirmer sa nudité sous le modeste drap de bain qui la couvre à peine (« Je mets quelque chose et je descends »).

Cette scène de première rencontre s’inscrit pleinement dans le schéma hollywoodien de la mise en scène de la star, dramatisée comme une apparition fascinante sous le regard du héros masculin, partagé par le spectateur. Les cadrages, l’éclairage et les dialogues contribuent ici de manière exemplaire à la valorisation du personnage de la femme fatale comme une figure à la fois séductrice et inatteignable.



Le piège de la séduction : motifs symboliques

Quand Neff se dirige vers le salon où on l’a invité à patienter, le sol est strié par les ombres projetées des stores vénitiens, qui figurent les grilles de la cage dans laquelle il entre docilement. En voix-off, l’assureur remarque notamment que « le soleil faisait scintiller la poussière » dans la pièce ajourée – de fines particules en suspension matérialisant en quelque sorte le charme en train d’opérer tout autant que le sort qui va bientôt être jeté. En faisant le tour de la pièce, il s’attarde également sur la présence d’un bocal de poissons rouges, motif de l’enfermement, dont la fonction symbolique est développée dans la suite de la scène. Puis il poursuit sa confession toujours en voix-off : « Je me fichais bien des polices d’assurances automobiles ou de Dietrichson et de sa fille. Je pensais à la femme d’en haut […] Je voulais la revoir de près […] ». Ce souhait est immédiatement exaucé : le regard de Neff se retrouve littéralement magnétisé par les jambes de Phyllis qui descendent l’escalier tournant en gros plan et en panoramique , suggérant la spirale du désir dans laquelle il est en train de s’engouffrer. Elle s’avance vers lui en terminant de boutonner le haut de sa robe (comme pour souligner le fait qu’elle n’est pas encore totalement « habillée ») puis elle se dirige vers le miroir pour ajuster sa coiffure. Elle tourne superbement le dos à son visiteur et s’enquiert par pure forme de son patronyme exact. Neff lui donne le change en répondant par une blague éculée, laquelle fait apparaître une référence cinématographique dont les implications lui échappent évidemment : « Neff. Avec deux F. Comme Philadelphie. On connaît l’histoire ». « Quelle histoire ? », lui demande-t-elle en se remettant du rouge à lèvres. Tout content de lui, il répond du tac-au-tac : « Philadelphia Story », ce qui est le titre d’un film à succès sorti en 1940 racontant l’histoire d’une jeune femme de fort tempérament qui quitte rapidement son mari pour convoler avec un homme d’affaire en vue. La référence est donc loin d’être innocente, dans la mesure où le film de Wilder offre en quelque sorte une version noire de la fameuse comédie du remariage réalisée par George Cukor.

La totalité de cet échange dialogué se déroule face au miroir. Autrement dit, Neff ne peut pas regarder directement Phyllis. Il doit se contenter de son image, de ce reflet qu’elle lui impose et auquel il se soumet en croyant maîtriser les effets de son petit boniment de séducteur. C’est évidemment tout le contraire qui se produit : elle ne daigne lui faire face qu’une fraction de seconde lorsqu’elle l’interroge sur la nature du contrat d’assurance, avant de quitter le champ sans même attendre la réponse, le laissant seul dos au miroir qui surcadre son reflet, emprisonné sous le contrôle d’une statuette de déesse romaine aux épaules dénudées . Il est ainsi renvoyé à sa fonction d’employé et après avoir attendu sa cliente seul dans le salon, il est obligé de la suivre pour donner suite à sa visite.



La chaînette et les menottes

Lorsque Neff la rejoint, Phyllis est assise dans un fauteuil du salon et lui prend place sur l’un des montants du sofa. C’est donc à son tour d’occuper une position surplombante, en un renversement des rapports de force qui n’est naturellement qu’illusoire. Car son regard est une nouvelle fois polarisé par une particularité que Phyllis s’ingénie à bien mettre en évidence : la chaînette qu’elle porte autour de l’une de ses chevilles. Dès que l’assureur en fait mention, elle feint de la soustraire à son champ de vision, tandis qu’il expose son argumentaire professionnel et sollicite un entretien avec Monsieur Dietrichson pour formaliser les contrats. Mais le mal est fait : le personnage tout comme le spectateur n’ont plus d’yeux que pour cette parure dont la propriétaire n’ignore visiblement aucun des effets.

À ce moment-là, elle se lève puis va-et-vient plusieurs fois devant la cheminée en faisant tourner son tube de rouge à lèvres entre ses mains, comme si elle réfléchissait à quelque chose – sans doute est-elle déjà en train de songer à la manière dont elle pourrait utiliser l’assureur pour se débarrasser de son époux. Toujours est-il que lorsqu’elle se rassoit dans le fauteuil, elle replace négligemment ses jambes dans leur position initiale, ce qui ne manque pas de troubler Neff qui l’interroge une seconde fois au sujet de cette cheville envoûtante (« Qu’y a-t-il de gravé sur votre chaînette ? »). Le « poisson » est bel et bien « ferré » et ne pourra plus sortir du « bocal » des Dietrichson. L’élément de décoration d’abord insignifiant prend désormais tout son sens.

Il faut par ailleurs préciser que le fameux bracelet de cheville qui sert d’appât n’est pas un bijou très courant dans les années 40. Il constitue même une curiosité qui a souvent été relevée. C’est une pure idée de Billy Wilder. Il lui fallait trouver le moyen d’érotiser une partie du corps qui puisse être montrée plein cadre sans affoler les ligues de décence. Il a donc pensé à cette chaînette, qui remplit son office de manière particulièrement ingénieuse et efficace.

La séquence se termine sur un nouvel échange de dialogues à double-entente. Quand Neff annonce avec un air entendu que finalement il ne tient plus du tout à rencontrer le souscripteur des contrats, Phyllis lui rétorque que « la vitesse est limitée à 70km/h dans cet état » et qu’il « roule » beaucoup trop vite. L’assureur surenchérit, appelle son interlocutrice « Monsieur l’agent » et l’invite à « descendre de moto » pour « le verbaliser ». Afin de s’assurer de la prégnance de son emprise, la femme fatale poursuit dans le même registre en précisant que « si un avertissement ne suffit pas », elle devra lui « passer les menottes ». Un bracelet de cheville contre un bracelet de poignets en somme, permettant qui plus est le franchissement d’un degré supplémentaire dans les sous-entendus à caractère sexuel. Quand Neff quitte les lieux, rendez-vous est pris pour le lendemain. Sans encore s’en douter, la proie est déjà prête à servir la prime. L’assureur prend congé pour aller courir à sa perte.