Corps et décors
La scène s’ouvre sur un décor typiquement expressionniste : une toile peinte qui représente un espace presque abstrait, où la déformation de la perspective donne l’impression que les différents éléments architecturaux sont sur le point de s’écrouler. La végétation qui occupe les bords latéraux du cadre prend la forme de motifs découpés éclairés à contre-jour, comme dans le théâtre d’ombres ou les films de silhouettes de l’animatrice allemande Lotte Reiniger. À l’arrière-plan figure une fenêtre penchée, sommairement dessinée sur une surface vierge. L’inclinaison de cette « idée de fenêtre » suit celle d’un fragment de bâtiment dont on ne voit pas le sommet. Au centre de cette composition en déséquilibre, Cesare progresse à pas de loup, en longeant un mur courbe ressemblant à un cyclorama. L’acteur affecte une gestuelle et des postures hiératiques, comme si son déplacement était conditionné par la nature même de l’endroit qu’il investit. Le grand corps longiligne de Conrad Veidt, encore allongé par ses bras étendus et ses doigts minces et crochus, semble littéralement sourdre du décor, avec lequel il se confond d’ailleurs presque totalement au moment où il emprunte le petit escalier situé sur la gauche de l’écran. Entièrement vêtu de noir, Cesare est montré comme une ombre mobile aimantée par le chemin de sa sinistre mission. Dans les films expressionnistes, la performance « actorale » relève de la pure expression corporelle, parfois proche de la danse contemporaine, si bien que les personnages paraissent agir sous l’effet de l’inquiétante harmonie qu’ils établissent avec leur environnement.
La symbolique de l’espace
Le film déploie un univers extrêmement stylisé, réfutant de manière délibérée toute dimension de réalisme pour soumettre l’organisation du décor à une logique expressive et sympolique. Pour pénétrer dans la chambre de Jane, Cesare ôte ainsi sans effort un morceau de la haute verrière aux carreaux obliques qui donne sur les reliefs cubistes de la petite ville, grossièrement dessinés sur une toile peinte.
L’intrusion de Cesare en plan moyen entre les deux panneaux qui tiennent lieu de porte est soulignée par un cache en forme de losange dont les lignes obliques et les angles aigus composent un espace géométrique en résonnance avec les motifs symboliques représentés :
– les tourbillons renvoient à l’idée de folie et d’hypnose.
– les triangles effilés et agressifs font écho au couteau de Cesare pour exprimer plastiquement les intentions violentes du personnage.
Composition picturale
Le plan d’ensemble sur la chambre de Jane témoigne de manière très expressive du travail plastique du film par la composition de deux espaces opposés :
– au premier plan, Jane est profondément endormie dans un lit aux formes arrondies d’une blancheur immaculée, dont des draps de gaze dessinent artistement les reliefs pour évoquer un espace virginal.
– l’arrière-plan propose au contraire un espace vertical surcadré de tentures noires, ouvre un chemin à la démarche menaçante de l’agresseur qui s’avance lentement dans la profondeur du champ.
Par le jeu des oppositions, cette composition fermée inscrit donc de manière très picturale l’opposition entre le Bien et le Mal dans l’image, témoignant ainsi du rôle dramatique prépondérant du décor au sein du film.
L’ombre d’un tableau
Lorsque Cesare s’approche du lit et brandit son couteau au-dessus de sa victime, la construction du plan évoque le célèbre tableau Le Cauchemar de Füssli. La toile représente une femme en robe de satin blanc, endormie sur un lit. Elle est dominée par un démon (un incube) qui regarde le spectateur, alors qu’une tête de cheval fait intrusion à travers un rideau. Dans Caligari, la situation est identique : Jane dort profondément dans une position très voisine, habillée intégralement de blanc, et elle se retrouve surplombée par la présence diabolique de Cesare qui lève son arme sur sa poitrine. L’œuvre de Füssli a souvent été interprétée comme une sublimation des instincts sexuels : le démon serait un symbole de la libido masculine et l’acte sexuel serait exprimé par l’intervention du cheval à travers la tenture rouge. On retrouve les mêmes éléments symboliques dans cette scène : le somnambule pénètre dans la chambre par effraction (la violation est un viol métaphorique) et il est muni d’une dague à longue lame dont la fonction phallique est soulignée par un recadrage en plan rapproché. Mais au moment où Cesare s’apprête à porter le coup fatal, il suspend alors son geste comme s’il était subitement « réveillé » par le charme de la paisible dormeuse. À l’instar du tableau romantique où les couleurs claires et brillantes de la femme entrent en opposition avec les rouges foncés et les ocres du fond, la blancheur virginale du lit de Jane établit un fort effet de contraste avec la noirceur démoniaque de l’intrus.