La chambre de François

Le Jour se lève relate l’histoire de François, un honnête ouvrier conduit au suicide après être devenu un assassin presque malgré lui. Consstitué d’une sucession de flash-backs, le récit évoque la dernière nuit du personnage, durant laquelle affluent les souvenirs évoquant les circonstances qui l’ont poussé vers l’issue fatale.

Pistes d’analyse
– l’empire des signes : la symbolique du décor
– L’immeuble : un espace scénographié
– la mise en scène du sursis


L’empire des signes : les éléments symboliques

François fait les cent pas dans sa chambre comme une bête en cage et marmonne des propos presque inintelligibles (« Connerie… Si on pouvait y comprendre quelqu’chose… Rien ! C’est comme ça et pis c’est tout »). Il parle pour lui-même et verbalise ses pensées, peu avant que la mécanique narrative ne visualise son passé. Le personnage adopte ainsi d’emblée l’attitude qui sera celle du film durant tout son déroulement. Puis il se munit de quoi fumer, un geste anodin qui remplit une fonction symbolique cruciale : François vient, sans le savoir, de craquer sa dernière allumette et il va ensuite devoir allumer chacune de ses cigarettes avec le mégot de la précédente (lors de chaque retour au présent) afin de ne pas rompre la chaîne de cette « flamme » qui impulse la remontée des souvenirs, donc le flux des images. Cette cigarette qui menace sans cesse d’être la dernière (celle du condamné) rend sensible le caractère inéluctable de la narration du film. Elle constitue la matérialisation de sa temporalité même.

François s’arrête ensuite devant le miroir posé sur le rebord de la cheminée et s’adresse à voix haute une ultime réplique (« Tu parles tout seul maintenant ? »). Le monologue dénote l’introspection, tandis que le reflet qui lui fait face connote la rétrospection, ou en induit au moins l’idée. Puis il actionne l’interrupteur d’une lampe de chevet, amorçant ainsi de manière métaphorique un processus déjà en voie d’actualisation : il va s’agir en effet de « faire la lumière » sur les circonstances de la commission du geste meurtrier. La source lumineuse fait également sortir de l’ombre un élément de décoration dont la présence semble incongrue dans la chambre d’un ouvrier d’âge mûr : un ours en peluche, disposé sur le côté droit de la cheminée. Certes, on ne sait pas encore que ce fétiche est le seul trophée que Françoise lui a accordé après s’être refusée physiquement (« Vous voyez, il est comme vous, il a un œil gai et l’autre un tout petit peu triste »). Néanmoins, le jouet évoque naturellement l’enfance, donc le passé, lequel ne va pas tarder à faire retour.


L’immeuble : un espace scénographié

Un effet de volet latéral nous transporte ensuite à l’extérieur, sur la petite place où s’amasse une foule de curieux. Le plan d’ensemble met bien en évidence l’élément principal de l’immense décor conçu par Alexandre Trauner : un immeuble qui a ceci de particulier qu’il est composé de cinq étages, alors que tous les bâtiments qui l’entourent sont beaucoup plus bas. Selon ses habitudes, Trauner s’est inspiré d’un édifice réel (qui existe encore aujourd’hui, à l’extrémité de la rue Lafayette à Paris, près du métro Jaurès) mais en y ajoutant une caractéristique imaginaire : sa hauteur singulière, qui donne une idée concrète de la coupure entre François et le monde quotidien – coupure par ailleurs soulignée « techniquement » par la transition avec effet de volet, laquelle intervient comme le marqueur formel de l’étanchéité entre l’espace mental du personnage et l’espace social de la place du faubourg.

Le gigantisme de ce décor permet également à la caméra de suivre la progression des policiers sur les toits, puis d’observer le reclus, en plan subjectif, à travers la fenêtre. La composition du plan, en légère contre-plongée, privilégie une partie de la structure de la fenêtre qui dessine alors une croix, tandis que François tourne en rond à l’arrière-plan, se retrouvant ainsi « crucifié » sur l’autel de la fatalité.


Intérieur et intériorité : les éléments symboliques

Le raccord suivant nous ramène à l’intérieur de la chambre tout en conservant un angle de prise de vue de même nature. La contre-plongée fait cette fois ressortir la présence d’un réveille-matin posé sur la table, devant lequel passe le personnage lorsqu’il rassemble ses mégots pour les mettre dans le cendrier. Le mouvement de caméra s’articule autour de ce réveil a priori banal mais dont la fonction pratique n’est évidemment pas étrangère au mode de narration que le film va adopter : pour qu’un réveil indique correctement le passage du temps, il faut le remonter. C’est précisément ce que va entreprendre François en son for intérieur au cours des différents flash-back : il va remonter le temps dans sa tête pour essayer de comprendre la raison du meurtre qu’il vient de commettre.

Lorsque la police fait feu, les impacts de balles trouent la fenêtre et le grand miroir, formalisant l’idée du reflet abîmé, de la personnalité fragmentée dont le récit à venir va s’employer à réagencer les morceaux. Un plan rapproché poitrine montre ensuite François assis sur une chaise en train de suivre du regard la trajectoire des tirs. La chambre est plongée dans la pénombre mais une découpe lumineuse d’inspiration expressionniste lui éclaire uniquement les yeux, traduisant au niveau visuel la notion d’activité intérieure. Puis une balle de la police touche l’ours en peluche qui tombe sur le sol. C’est ici l’innocence perdue que l’on fusille sur le champ du symbole, tout autant que la pureté de l’amour qui lie le protagoniste à la jeune Françoise.


La mise en scène du sursis

Quand un dernier coup de feu met la lampe de chevet hors service, seuls les yeux de l’assiégé résistent à la nuit. Le clair-obscur composé par le chef-opérateur Curt Courant accentue le contraste entre la lueur du regard et la densité du noir qui l’entoure, comme pour l’éteindre.

François se dirige ensuite vers la fenêtre et la caméra le saisit une nouvelle fois depuis l’extérieur. Un travelling avant recadre sur son visage jusqu’à ce que le milieu de son front se positionne dans l’alignement d’un impact de balle à travers la vitre. La mise en scène de Marcel Carné est on ne peut plus claire et inspirée : François n’est déjà plus qu’un mort en sursis, tandis que sur la place, la foule de badauds vêtus de sombre se tient immobile et silencieuse, comme si elle assistait à une cérémonie funèbre. La caméra s’avance encore vers le visage de celui qui s’est retranché dans cette chambre devenue tombeau. Puis le plan se fige, se gèle, et un long fondu enchaîné dissout cet arrêt-sur-image dans les pavés de la place, laquelle se vide en passant du crépuscule à l’aube, à la faveur d’un effet de superposition qui figure une véritable « mise en bière ». L’histoire de François est déjà presque terminée alors que le film vient à peine de commencer.

Au terme d’un soir que l’on saura sans lendemain, le récit déconstruit accorde en quelque sorte un sursis au personnage : comme chaque matin, François part à l’usine en vélo. Le jour se lève mais à rebours, et la flèche du temps poursuit sa course en sens inverse, comme semble le suggérer un panneau publicitaire pour les montres CYMA. Le premier flash-back vient de s’enclencher et le triste sort de l’ouvrier est en marche.