Présentation

Des années 1930 jusqu’à la Libération, le réalisme poétique a fourni le meilleur de la production française. Inscrit dans la grisaille des faubourgs, le mouvement évoque le plus souvent le destin brisé de personnages issus des classes populaires. Cet âge d’or du cinéma français regroupe une importante série de films qui font tous état d’un climat de pessimisme généralisé, reflétant les désillusions du Front Populaire ainsi que les incertitudes de l’entre-deux-guerres.



Une création collective

Cet alliage subtil de réalisme et de poésie est le fruit d’une création collective. À cette époque, les meilleurs cinéastes sont ceux qui parviennent à s’entourer des meilleurs collaborateurs de création que sont les scénaristes, les dialoguistes, les décorateurs et les directeurs de la photographie. Le travail de mise en scène s’apparente à celui d’un chef-d’orchestre sachant réunir les talents et harmoniser les différentes compétences.

De toute évidence, les grands succès de Marcel Carné restent inséparables des dialogues de Jacques Prévert. De Drôle de drame (1937) au Quai des brumes (1938) en passant par Les Visiteurs du soir (1942) ou Les Enfants du Paradis (1945), la signature du poète importe autant que celle du réalisateur. Leur fructueuse collaboration s’étalera d’ailleurs sur plus de dix ans. Dans le sillage de Prévert, les scénaristes les plus recherchés et les plus prestigieux se nomment Henri Jeanson, Charles Spaak, Jean Aurenche et Pierre Bost. Un véritable « carré d’as » dont la plume prolifique est à la source des plus belles réussites de la période.

Du côté des décorateurs, deux noms se détachent et s’imposent très vite : Lazare Meerson et Alexandre Trauner. À eux deux, ils vont concevoir les décors typiques du réalisme poétique, entre terrains vagues désolés, ruelles sombres et désertes, immeubles défraîchis, bistrots enfumés, quais de gare ou zones portuaires sinistres. Des lieux de transit et de périphérie caractéristiques, situés à la marge du monde social ordinaire, mis en lumière par des directeurs de la photographie tout aussi inspirés, comme Boris Kaufman, Eugen Schufftan, Curt Courant ou Henri Alekan, qui font briller les pavés mouillés sous les réverbères, trouant la nuit avec des éclairages crus hérités de l’Expressionnisme Allemand.

affiche Metropolis
affiche Metropolis

Un cinéma de studio

Le style du réalisme poétique s’élabore quasi exclusivement en studio. L’ambition croissante des réalisateurs exige de pouvoir parfaitement maîtriser l’ensemble des paramètres visuels et sonores. L’utilisation des décors trouve alors une nouvelle direction. Jusque-là, on s’était le plus souvent contentés de décors à trois faces, comme au théâtre. Le réalisme poétique va littéralement reconstruire la ville dans les studios, avec un sens du détail qui a fait date. Citons par exemple le canal Saint-Martin d’Hôtel du Nord (1938), le boulevard du Crime des Enfants du Paradis (1945), la station de métro Barbès-Rochechouart des Portes de la nuit (1946), ou bien encore le labyrinthe de la Casbah d’Alger de Pépé le Moko (1937). Tous ces endroits reconstitués en studio appartiennent désormais à la mythologie de notre cinéma national.

Ces décors fastueux et gigantesques sont typiquement mis en valeur par un travail sur la lumière qui privilégie l’utilisation de noirs profonds contrebalancés par un fort contraste avec les zones de brillances dispensées par les éclairages de la voirie et les surfaces humides. La lumière sophistiquée du réalisme poétique ne se veut pas directement naturelle. Elle a souvent recours à des ombres assez marquées qui viennent se dessiner sur les personnages, créant une symbolique qui alimente la dramaturgie.

Tendance majeure du cinéma français des années 30 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Réalisme poétique se caractérise essentiellement par une oscillation constante entre la recherche d’authenticité et la transfiguration du réel vers l’onirique.

Nosferatu
Nosferatu

Des personnages tragiques

Dans les films du réalisme poétique, l’obscurité des villes abrite la noirceur de la vie. On observe en effet une nette prédilection pour les personnages tragiques, inexorablement traqués par la fatalité. Le cas de Jean Gabin est à ce titre particulièrement symptomatique. L’acteur-phare du moment, qui incarne le héros prolétaire par excellence, rencontre un destin funeste dans ses principaux rôles : il meurt à la fin de Pépé le Moko (1937) de Duvivier, il meurt encore à la fin du Quai des brumes (1938) et du Jour se lève (1939) de Carné, et il meurt une fois de plus à la fin de La Bête humaine (1938) de Renoir.

Même à l’heure du Front Populaire, les lendemains qui chantent sont de courte durée ou bien sujets à caution. Pour La Belle Équipe (1936), Duvivier prévoit d’abord une issue pessimiste aux aventures de ses cinq chômeurs associés dans un projet de guinguette, avant que le producteur du film n’impose finalement un dénouement heureux, plus en accord avec les idées politiques du moment (un changement renié ensuite par le cinéaste). Dans Le Crime de Monsieur Lange (1935) de Renoir, l’autogestion d’une entreprise d’édition est vite menacée et le drame se charge de corrompre l’utopie communautaire. Toujours chez Renoir mais à la fin de la décennie, sous les dehors du vaudeville annoncé, le marivaudage mondain de La Règle du jeu (1939) s’enraye et vire à la tragédie. Un changement de ton préfiguré par une fameuse scène de partie de chasse chez les grands bourgeois, où le massacre des lapins traduit le basculement dans la violence stupide d’une société hypocrite et délétère, qui a trop triché avec tout.

D’une manière générale, le réalisme poétique témoigne d’un sentiment de malaise latent qui traverse l’Europe de l’entre-deux-guerres. Une période marquée par le souvenir douloureux du premier conflit mondial, tout autant que par l’intuition et la crainte de cette autre guerre qui se prépare en coulisses.