La résistance à l’oppresseur : Pina et le soldat
La séquence s’ouvre sur un groupe de femmes rassemblées à l’extérieur. Le cadrage met immédiatement l’accent sur Pina, qui console l’une de ses voisines sous la surveillance insistante d’un soldat allemand. Le S.S. lui tourne autour avec concupiscence pendant près de dix secondes avant de lui adresser la parole. La situation établit ainsi un effet de parallélisme entre l’envahissement du bâtiment par la Gestapo et l’attitude invasive du militaire. D’emblée, Pina subit donc individuellement ce que l’occupant impose aux habitants. Elle est élue comme cible privilégiée par ce soldat filmé de dos et dont le visage est totalement occulté par le casque qu’il porte. Pour le spectateur, l’oppresseur est dépourvu d’identité particulière : il est représenté comme une pure force de coercition s’attribuant tous les droits. De manière insidieuse, la durée du plan développe un rapport de proie à prédateur entre les deux personnages, dont on prend la pleine mesure au moment où le militaire pose sa main sur l’épaule de la jeune femme et lui caresse le bras. Mais comme on a déjà eu l’occasion de le constater à divers moments de l’intrigue, Pina n’est pas du genre à se soumettre à la volonté de quiconque. Face au geste déplacé du S.S., sa réaction ne se fait pas attendre et elle repousse ses avances avec toute la virulence qui la caractérise : elle lui gifle la main sans ménager sa force et sans se priver d’exprimer par le regard tout le mépris que l’attitude de son agresseur lui inspire.
La composition du plan centrée sur le personnage de Pina, autour duquel les femmes sont rassemblées, en fait une figure de la résistance à l’envahisseur. La lumière naturelle, l’absence de musique et les pleurs en son hors-champ assurent le réalisme de cette scène incarnée avec force par Anna Magnani.
Une mise en scène réaliste : la fusillade
La riposte de Pina raccorde brusquement avec l’arrestation de Francesco, comme s’il y avait un lien de cause à effet entre les deux événements, sanctionnant sans appel la franche rébellion de la jeune femme. Pina perd alors toute tempérance : elle se débat en criant le prénom de celui qui est embarqué, elle gifle à nouveau le soldat mais au visage cette fois-ci, l’injurie (« Charognes ! ») et se lance sans réfléchir à la suite de Francesco, telle une furie qu’aucun homme ne peut arrêter. Don Pietro tente de s’interposer pour la calmer, tandis que le petit Marcello, habillé en sacristain, assène de copieux coups de pieds aux sentinelles allemandes. Le montage en plans cut manifeste la précipitation des événements se succédant à un rythme soutenu pour restituer de manière réaliste le confusion de l’action.
N’écoutant que son instinct, Pina poursuit le camion qui emporte Francesco. L’image affiche alors une granulosité plus épaisse et plus grise. Rossellini a tourné Rome, ville ouverte avec des pellicules de sensibilités diverses, récupérées çà et là, ce qui contribue à procurer au film sa dimension brute et directe. Le rythme du montage s’accélère en alternant les plans cuts, avec travellings d’accompagnement sur les protagonistes hurlant leur détresse. Une rafale de mitraillette retentit et Pina s’écroule sur le sol en pleine rue. On voit à peine le tireur, qui est maintenu dans le flou de l’arrière-plan, tout comme le soldat offenseur était précédemment privé de faciès. Le petit Marcello crie et court se jeter sur le corps de sa mère qui gît sur la chaussée. Il est écarté des lieux par le policier du quartier, alors que Don Pietro soulève Pina dans ses bras et constate son décès.
Cette célèbre scène de Rome, ville ouverte est exemplaire du traitement anti-classique de l’action dans le cinéma néoréaliste. L’implication du spectateur n’est pas suscitée sur le mode de l’identification ou de l’immersion dans le récit au sein d’une narration fluide et spectaculaire : pas de suspense produit par la monstration du tireur en amont de la fusillade, pas de musique dramatique, pas de découpage explicite de l’action, pas de gros plans pathétiques. La mise en scène choisit, par la sécheresse d’un montage discontinu, de conserver aux événements toute leur force de surgissement : elle met ainsi le spectateur en situation de témoin d’une situation révoltante en jouant sur l’effet de réel.
Pina, figure de la Résistance
Un recadrage en plan moyen fige la scène en un poignant tableau improvisé : une véritable Pietà laïque recomposée, où le prêtre assume le rôle d’une Mater dolorosa soutenant sur son genou la figure christique de Pina, allongée sur le bitume.
La musique qui ponctue ce tableau a une double valeur dramatique et discursive : elle ponctue la mort de Pina tout en exprimant le sentiment de révolte face à la violence arbitraire de l’occupant. La scène enchaîne ainsi directement avec l’action des résistants qui organisent le sauvetage de Francesco, pour susciter une relation de cause à effet. Un personnage sort littéralement de terre pour alerter ses camarades et lancer l’assaut du convoi. La fougue de Pina, cible émouvante dont la force de caractère s’est illustrée une ultime fois, survit dans les rangs de partisans incarnant la libération en mouvement.