Treves à la fête foraine : la fascination du regard
La séquence débute par un bruyant geyser de flammes filmé en gros plan, qui rugit comme une bête et établit une continuité figurative avec le jet de fumée qui a servi à représenter la naissance de l’Homme-Éléphant à la fin du prologue. Du souffle de la vie, on passe ici au feu de l’enfer. C’est dans l’univers interlope d’une fête foraine que Treves apparaît pour la première fois dans le film. Il fait son entrée en scène de dos, comme s’il ne souhaitait pas qu’on le surprenne en train de s’encanailler en pareil endroit. Certes, on ne sait pas encore qu’il est un honorable chirurgien et professeur d’anatomie, mais sa tenue vestimentaire indique clairement qu’il appartient à la bonne société londonienne : il porte un chapeau haut de forme, un pardessus, un faux col blanc et une cravate bien nouée.
En plus de tourner le dos à la caméra, Treves semble être littéralement hypnotisé par un spectacle significativement connoté : il est absorbé dans la contemplation d’un ensemble de spirales tournoyantes. L’infinie rotation de ce motif abstrait provoque une perte de repères par le sentiment d’une plongée dans un univers abstrait alternatif qui renvoie à la mise en question des cadres de l’expérience commune. La mise en scène de l’appartion de Treves amorce donc l’expérience existentielle et la fascination trouble occasionnée par sa rencontre avec John Merrick.
Puis il se retourne brusquement, sans raison apparente, d’une manière presque théâtrale, avant de traverser la foule, comme saisi par une impulsion irrésistible. La caméra s’élève alors au-dessus de la mêlée tout en suivant la progression de Treves. Le champ s’ouvre et dévoile ce qui polarise son attention : une baraque de « monstres humains » dont on voit l’enseigne plein cadre et qui semble produire sur le personnage un effet de fascination immédiate, analogue à celui des spirales.
Parcours dans un monde alternatif
La curiosité de Treves pour cette attraction foraine s’accroit encore lorsqu’il constate que la police s’emploie à en prohiber l’accès. Comme on peut le lire au-dessus du rideau, l’entrée dans la baraque est désormais interdite. Mais l’interdiction en question semble attiser la pulsion qui meut cet homme bien mis et le conduit jusqu’à la transgression. Sans hésiter, Treves s’engouffre dans ce domaine censuré, lequel va s’avérer être l’envers absolu du monde auquel il appartient et dont il est l’un des représentants.
La société victorienne de cette fin du 19ème siècle est en effet essentiellement fondée sur la moralité, le rigorisme, l’élitisme et le puritanisme. L’Angleterre de cette époque se caractérise également par la culture généralisée d’une apparence extérieure reposant sur la dignité et la retenue. Les attractions que propose le périmètre sous surveillance sont évidemment à l’opposé des valeurs du victorianisme : on y exhibe des corps hors-normes, des aberrations anatomiques ou impostures de toutes sortes, comme Treves le découvre dès qu’il pénètre dans l’endroit. Dans cette doublure du monde victorien qu’est l’antre des freaks, les corps sont exposés et élus pour leur non-conformité, pour leur écart par rapport à la norme.
Sur son chemin, il croise des attractions qui annoncent de manière alllusive l’Homme éléphant dont la vision sera interdite au cours de la séquence :
– l’ « Homme-vent » (« Wind Man ») capable de souffler très longtemps dans une conque sans reprendre son souffle, émet un barrissement produit par l’excroissance d’une conque-trompe ;
– le fœtus difforme conservé dans un bocal est présenté comme « le fuit du péché originel », annonce à la fois la difformité de l’Homme-éléphant et le thème biblique de l’infraction aux lois divines ;
– la « Femme à barbe » qui gratifie ses spectateurs d’un ricanement moqueur renvoie au motif d’une hybridation contre-nature ;
– la dernière attraction insiste sur le motif du voyeurisme en montrant les phénomènes derrière une cage sous le regard d’un public distingué, mettant en relief l’idée d’une barrière de nature entre l’humain et le non humain.
Treves franchit un autre seuil frappé d’interdiction et suit discrètement l’agent de police à travers un dédale de couloirs sombres et étroits composés de diverses tentures opaques. En quelque sorte, c’est comme s’il descendait dans les entrailles de la ville et qu’il cheminait dans ses « boyaux » les plus obscurs. L’agencement et l’éclairage du lieu évoquent d’ailleurs le style visuel des films de l’expressionnisme allemand des années 1910/1920, dans lesquels sévissaient d’inquiétants thaumaturges, à commencer par les fameux Docteur Caligari et son confrère Mabuse. Une référence qui bien évidemment contribue à amplifier la nature délétère de ce décor dévolu à la monstration des corps.
Le désir et la loi
Lorsqu’il parvient enfin au cœur de ce cloaque ténébreux, Treves ne trouve finalement que frustration. Le rideau de la cage de l’Homme-Éléphant est baissé et il le restera. L’exhibition est jugée trop dégradante pour le public et ne peut plus être tolérée, si bien que la pulsion scopique du distingué docteur reste inassouvie pour le moment. La loi – en l’occurrence l’un de ses représentants, un agent de police – l’enjoint fermement à quitter les lieux, ce qu’il a bien du mal à faire. Le regard de Treves reste en effet longuement accroché à ce qu’on lui interdit de regarder et qui se dérobe à sa vue.
À travers le rideau, Bytes, le propriétaire de l’attraction proscrite, s’adresse à sa créature en l’appelant « Mon trésor ». L’expression n’est évidemment pas dénuée d’une certaine ambivalence : elle peut s’entendre dans un sens mercantile (le forain pratique la monstration tarifée), mais elle exprime également un investissement d’ordre sentimental, voire libidinal – ce qui ajoute encore au caractère sordide de l’endroit et de ses occupants.
La satisfaction du désir de voir est donc différée, pour Treves comme pour le spectateur, lequel sera comblé par paliers successifs, au terme d’une stratégie de rétention longuement entretenue par la mise en scène. Treves, de son côté, usera de son statut social et professionnel pour combler plus rapidement son appétit visuel : il ira jusqu’à monnayer une exhibition privée, tout à la fois sidérante et compromettante.