Présentation

Elephant Man débute par un prologue détaché du reste de l’intrigue, représentant la genèse du monstre au sein d’une mise en scène onirique relevant du cinéma expérimental. Cet incipit énigmatique met en place de manière métaphorique les trois thèmes principaux du film : le thème scopique (tout ce qui est relatif au désir et au plaisir de voir), le thème technologique (l’Angleterre de la seconde révolution industrielle) et le thème mythologique (la genèse fantasmée du monstre).

Pistes d’analyse
– les visages d’une mère fantasmée
– l’Homme-éléphant : motifs de l’hybridation



Visages d’une mère fantasmée

La séquence débute par un très gros plan sur les yeux d’une jeune femme, inscrivant ainsi la place centrale que le regard occupera dans tout le film. Puis un mouvement de caméra détaille ce visage féminin en s’attardant sur le trait délicat et les lèvres closes, comme pour en ausculter la beauté enigmatique. Un raccord cut dévoile ensuite le statut exact de ce que nous venons de regarder et que la caméra vient « d’ausculter » : il s’agissait d’une photographie encadrée, désormais saisie sur un fond noir indifférencié renvoyant à un espace de représentation fantasmatique. Puis un fondu-enchaîné associé à un mouvement de travelling avant transforme le simulacre photographique en une prise de vue animée, provoquant une ellipse temporelle de plusieurs années. En sortant ainsi de la surface vitrée et encadrée, le visage de la jeune fille devient celui d’une femme plus âgée, et la mélodie presque enfantine d’une boîte à musique est soudainement remplacée par des sons graves et angoissants, comme le signal sonore avant-coureur du drame à venir. Les trois représentations successives renvoient à la figure fantasmée et mystérieuse de la mère de Merrick : icône de la beauté faisant l’objet de la dévotion filiale en même temps que génitrice d’un enfant monstrueux.





Genèse de l’Homme-éléphant : les motifs de l’hybridation

La nappe d’infrabasse se mêle alors au bruit mécanique d’une machine-outil en action, tandis qu’un troupeau d’éléphants envahit l’écran, dans un clair-obscur très prononcé. Le thème scopique et le thème technologique s’unissent à la faveur d’un nouveau fondu enchaîné pour engendrer le thème mythologique : le visage de la jeune femme se superpose longuement avec la progression des éléphants, puis le plan se fige en une composition visuelle mixte lui déformant les traits du visage. La fusion entre l’animalité et l’humanité s’accomplit ainsi une première fois au niveau plastique, par le biais de cet effet d’image composite.
L’ensemble se dissout dans une fermeture au noir, tandis que le bruit de la machine-outil résonne toujours selon la même cadence, au rythme de l’avancée des pachydermes vers la caméra. Un barrissement retentit et la jeune femme est violemment projetée à terre par un coup de trompe. Elle hurle en agitant la tête de gauche à droite mais ce sont toujours les barrissements que l’on entend, comme s’ils sortaient de sa bouche à elle. L’assimilation entre la belle et la bête intervient donc cette fois sur le plan sonore. Lorsque l’animal fond sur sa proie, le cadre se resserre et l’éléphant s’agite au-dessus de sa victime, qui continue de se débattre comme si elle cherchait à repousser son assaillant, malgré la disproportion des gabarits et le déséquilibre des forces. Un effet d’obturation de l’objectif altère la fluidité des mouvements, ce qui dramatise de manière irréaliste la terreur exprimée par la jeune femme.
La mise en scène suggère l’idée d’une agression sexuelle contre-nature. Devant la caméra de David Lynch, la genèse de l’Homme-Eléphant s’accomplit ainsi à l’aune du thème mythologique, qui relie « l’histoire vraie » de John Merrick au bestiaire de l’Antiquité, peuplée de créatures hybrides, mi-homme mi-bête. La plus célèbre demeure sans doute le Minotaure, avec son corps d’homme et sa tête de taureau. Mais on pourrait également citer les Centaures, ces chevaux disposant de têtes humaines, ou encore les Sphinx, qui combinent un corps de lion avec un buste et une tête de femme.
L’Homme-Éléphant est donc associé à ces figures mythologiques ancestrales qui hantent l’inconscient collectif. Ce prologue est conçu comme un véritable récit originaire à l’aube de temps nouveaux, qui réinvestit l’imaginaire antique pour nous inviter à construire mentalement l’image d’une créature hybride se situant entre humanité et animalité.



La naissance de Merrick : onirisme et naïveté

La mise en scène onirique illustre les représentations fantasmatiques du personnages sur ses origines, nourries par le récit fantastique de Bytes au cours des prestations foraines. Deux autres épisodes du film convoqueront cette esthétique en l’associant aux rêves de Merrick : l’évocation cauchemardesque de ses tortures nocturnes et l’épilogue évoquant sa mort sous le signe de la sérénité.
Après le viol de la femme par le pachyderme, on assiste à la naissance symbolique de John Merrick : un nuage de fumée blanche remplit l’écran, alors que l’on entend les pleurs d’un nourrisson et un puissant souffle de vent accompagnant l’éclosion de la vie. Cette représentation à la fois naïve et mystérieuse de la naissance de Merrick répond à l’imaginaire de ce personnage nourri de lectures biblique. L’épilogue est à cet égard explicite : la mère y apparaît auréolée dans le ciel, porteuse d’un discours d’apaisement et les rideaux bougent doucement comme pour évoquer la vie s’échappant du corps de John Merrick au cours d’un travelling longeant sa maquette de cathédrale. L’image de l’éclosion du nuage associée au bruit du vent est par ailleurs reprise en sens inverse, en surimpression sur le visage de la mère, pour symboliser la réintégration de John Merrick à l’harmonie universelle.
Cette dernière image de la mère est une citation directe du prologue de La Nuit du chasseur, dans lequel la bienveillante Mme Cooper s’adresse à des enfants pour une leçon de catéchisme. David Lynch reprend donc ici une imagerie volontairement naïve, voire sulpicienne, pour rendre hommage à son innocent personnage.