Le bar est fermé
Le saloon de la ville est réquisitionné pour l’occasion et le service d’ordre est assuré par Doniphon, qui doit user de son ascendant pour que la foule dissipée et effervescente se transforme en assemblée attentive. Doté de prérogatives inédites, le westerner fait également le tri entre ceux qui peuvent voter et ceux qui ne le peuvent pas, et veille à ce que « le bar reste fermé » pendant toute la durée des débats – un détail qui a son importance, dans la mesure où il servira de contrepoint comique pendant toute la scène, face à l’insistance de Peabody, qui estime qu’il s’agit-là « d’un excès de démocratie » ! Le rédacteur-en-chef du « Shinbone Star » est un personnage typiquement fordien, dont l’addiction et la verve shakespearienne n’ont d’égale que sa capacité d’intervention pour faire avancer les choses dans le bon sens. Il rappelle le docteur alcoolique de La Chevauchée fantastique (1939), ou bien encore le juge antiraciste du Soleil brille pour tout le monde (1953), qui prend son petit-déjeuner au whisky… ! Peabody apporte ici la note de drôlerie indispensable, qui contrebalance habilement le sérieux de la situation et le côté solennel de ce qui est en train de se jouer.
La séance est ouverte
Dans cette salle de conseil improvisée, l’heure est à l’éclosion démocratique, comme en témoigne déjà une pièce du décor de cette tribune de fortune où Stoddard vient prendre place. On remarque en effet que le cadrage décidé par Ford fait intervenir de manière décisive une partie de la cage d’escalier, qui barre obliquement l’espace de l’orateur, traduisant ainsi le caractère encore mal assuré de ces premiers pas vers un état de droit. Cette cage d’escalier opportune est évidemment l’écho de la poutre de faîtage qui intervient lors de la séquence du « steak renversé », qui venait diviser le cadre à la verticale pour désigner Doniphon comme le reflet inversé de Valance . L’effet de symétrie est ici décliné en une figure de déséquilibre scénographique, avec laquelle le jeune avocat plein d’aplomb va devoir composer pour « redresser » les torts : un espace confiné et désordonné symbolisant le caractère marginal et étriqué de la démocratie dans l’Ouest. D’ailleurs, Stoddard se cogne à cette cage d’escalier lorsqu’il s’apprête à désigner le premier candidat – une micro-action en apparence anodine, mais qui montre bien à quel point la fonction de cet élément décoratif a été pensée par le cinéaste.
Après s’être légèrement cogné, Stoddard se heurte au refus de Doniphon comme candidat, qui avance un argument d’ordre privé : il a d’autres plans en tête, notamment son mariage avec Hallie. La raison « anecdotique » en cache une autre, plus profonde et de nature historique : le cowboy appartient au monde de l’Ouest finissant ; il lui faut donc se résoudre (de façon encore inconsciente ici) à laisser place à l’homme de l’Est, qui incarne lui le monde commençant.
Vox populi
C’est à ce moment précis qu’entre en scène Liberty Valance, le « double ombreux » de Doniphon, le vieux monde qui ne veut pas mourir. Comme dans la scène du restaurant, on voit d’abord la peur que provoque son arrivée (qui se lit sur le visage du shérif et du greffier) avant même de voir le hors-la-loi en personne. La Une du « Shinbone Star » fait les gros-titres avec le ralliement de Valance à la cause des gros éleveurs, mais l’entrée du bandit dans le saloon ne se fait plus avec la morgue et l’assurance d’antan. Contrairement à son irruption dans le restaurant des Suédois, il a ici bien du mal à se frayer un chemin dans la foule des électeurs rassemblés (qui constituent dès lors une première forme de « barrage », à leur corps défendant).
Valance s’emploie à truquer les élections, mais l’alliance objective de Doniphon et de Stoddard met le bandit en échec, sans qu’aucun coup de feu ne soit tiré. L’assemblée du saloon devient alors une communauté unie, où les voix individuelles s’autorisent à s’exprimer et à s’élever publiquement contre la loi du plus fort. Le peuple de Shinbone se transforme en une force d’opposition légitime et légale face à la violence et à l’intimidation. Valance est ni plus ni moins débouté par l’exercice démocratique, si bien que le fouet menaçant qu’il brandit face à la foule n’est plus qu’un sceptre dérisoire devant le pouvoir populaire.
La démocratie a une première fois vaincu l’autocratie, et le bar peut donc rouvrir pour célébrer cette victoire. Une « disposition légale » immédiatement saluée par Dutton Peabody, comme il se doit !