Le faux rythme de Stewart
Le plan introductif sur la forêt traversée par les Maoris, contraste avec la fin de la séquence précédente montrant le cocon protecteur aux couleurs chaudes constitué par l’armature de la robe d’Ada. Un travelling latéral, obstrué par des arbres, suit la progression d’un groupe de maoris dans la forêt. La caméra s’arrête sur le personnage de Stewart, cadré en plan moyen, dont le costume et le chapeau haut-de-forme boueux sont visiblement inadaptés à la jungle environnante. Dès sa première apparition, ce personnage à démarche embarrassée contraste avec la nature chaotique (les arbres) et sauvage (le boa) qui l’entoure.
Le portrait d’Ada
Un plan « impossible », vu depuis l’intérieur de la poche de Stewart, le montre en train d’y prendre un « portrait-carte » typique de l’époque. Ce choix de mise en scène souligne le caractère précieux de ce portrait pour Stewart, dont l’intérieur de la poche constitue un écrin mais surtout introduit Ada, de manière symbolique, sous la forme d’un objet miniature dont s’empare la main prédatrice de Stewart.
Après avoir contemplé le visage d’Ada, sa future femme, un léger mouvement lui permet de transformer le cadre de verre qui protège la photographie en miroir devant lequel il se recoiffe : Ada est littéralement effacée. L’attention portée à ce geste, à la fois par le cadrage qui met la photographie tenue par Stewart au centre de l’image et par le temps qui lui est consacré (trois plans) en souligne la dimension symbolique : Stewart ne veut voir en son épouse qu’un reflet de lui-même. Par ailleurs, Ada, par l’intermédiaire de sa photographie est déjà coincée entre les deux hommes, Stewart au premier plan et Baines dans la profondeur du champ.
Absorbé dans sa contemplation, Stewart reste sourd aux interpellations de Baines et décide la reprise de la marche alors que le groupe s’est arrêtée pour la pause. Son comportement manifeste certes l’enjeu d’accueillir son épouse, mais aussi son autoritarisme vis-à-vis des Maoris.
Farandole et première intrusion
Le groupe marche à vive allure sur la plage, presque en file indienne, filmé en travelling d’accompagnement latéral. Les silhouettes se découpent sur un fond de mer agitée et de ciel nuageux, constituant une joyeuse troupe aventureuse se déplaçant au rythme enlevé de la musique de Michael Nyman. L’usage du contrejour évoque le théâtre d’ombre que l’on retrouvera à plusieurs reprises dans la suite du film. A la fin du plan, cette troupe sombre menée par Steward constraste de manière menaçante avec le frêle cocon de toile qui abrite Ada.
Le réveil d’Ada et de sa fille prend la forme d’une intrusion : regard d’un maori sous la fragile poche de toile, exhortation de Stewart à en sortir qui fait écho au plan où il extrayait son portrait de sa poche et tentatives des maoris de la toucher.
Stewart le pragmatique vs Baines l’empathique
Sans même demander comment vont les deux femmes, Stewart, en bon propriétaire terrien, s’occupe des questions logistiques, considérant de la même façon les biens meublés (qui va porter les affaires, que contiennent les boîtes, etc) que sa future femme ( « vous êtes petite », « elle est chétive »). Au contraire, Baines, interrogé par Stewart qui veut avoir son avis sur Ada, la regarde attentivement plusieurs secondes avant de lui répondre qu’il trouve qu’elle a l’air fatiguée. La mise en scène de ce court échange laisse présager des futurs rapports entre les différents protagonistes, et de la façon dont les deux hommes vont considérer Ada.
Le piano : rapport de force
Pendant que Stewart continue d’organiser le voyage, Baines se retourne encore une fois vers Ada et Flora, postées derrière le piano encore dans sa caisse protectrice. Le plan en raccord sur son regard insiste par un lent travelling avant sur l’importance du piano, en lui faisant occuper toute la partie inférieure du cadre, de façon à faire reposer les deux femmes dessus. Stewart, ne voyant pas ce qu’il pourrait bien faire d’un piano (au contraire d’une table ou de vêtements), préfère le laisser sur la plage. En tant que colon et propriétaire terrien, il ne peut envisager l’importance morale, spirituelle ou symbolique des choses, comme il le montrera plus tard en souhaitant acheter des terres sacrées pour les Maoris.
Les doubles et le jeu
La négociation entre Ada et Stewart est doublée par un commentaire comique fait par les maoris, qui prennent place derrière eux pour mimer leur geste. La moquerie est très claire dans le cas de Stewart, d’autant plus que s’y ajoute les paroles moqueuses traduites des maoris. Flora, qui avait jusqu’à présent occupé le rôle de médiatrice en traduisant les signes de sa mère, vient faire front avec elle face à l’adversité. Les deux femmes semblent alors ne former plus qu’une, à la fois unies et dédoublées.
Un piano symbolique
Le dernier plan de la séquence est mis en scène de manière très symbolique par un point de vue en contre-plongée dans lequel les pieds et le dessous du piano créent un effet de surcadrage sur les deux personnages masculins. Ils sont pris au piège de l’instrument de musique qui symbolise Ada, elle-même corsetée par les conventions vestimentaires et morales de la société victorienne (les pieds du piano). La composition fermée de ce plan définit donc le cadre conflictuel et pesant du récit à venir, auquel seul le comportement anarchique des maoris apporte, dans la profondeur du champ, une touche de liberté et de fantaisie.