Ada ou l’exaltation du sentiment
La séquence s’ouvre sur un gros plan en légère plongée sur les mains d’Ada jouant du piano avant de remonter doucement le long des bras de l’héroïne pour cadrer son visage concentré et grave en plan rapproché. La lenteur du travelling, des mains au visage, met en valeur la ferveur d’Ada qui s’exprime par la virtuosité de ses doigts, les mouvements d’accompagnement de son corps et la fermeture de ses yeux dans une attitude d’abandon total. La musique romantique de Nyman évoque ainsi le monde intérieur de ce personnage muet, dans un mélange de délicatesse et d’exaltation des sentiments.
Le léger décentrement du personnage à droite de la composition à la fin du plan dessine une zone obscure annonçant la présence intrusive de Baines.
Baines : le désir prédateur
Le plan suivant introduit Baines, assis sur son lit derrière le piano, dans la pénombre. Le choix de l’acteur Harvey Keitel plus habitué aux rôles de gangsters violents prend ici tout son sens. Le jeu de l’acteur accentue la tension de la séquence, en multipliant les signaux de dangers. Filmé en plan rapproché, le corps massif de Baines exprime sa frustration contenue , les bras croisés, les mâchoires serrées, faisant les cent pas en regardant Ada jouer. Le sombre regard qu’il adresse à Ada hors-champ témoigne du sentiment d’exclusion de ce personnage mis en scène comme un prédateur à l’affût.
Ces deux premiers plans désignent ainsi l’opposition entre les deux personnages filmés successivement dans leur espace propre :
– l’expression sublimée des sentiments représentée par la passion lumineuse et délicate d’Ada pour le piano
– le désir menaçant de Baines associé à l’espace du lit plongé dans la pénombre en arrière-plan.
La mise en scène de la menace
Une fois en mouvement, Baines va littéralement tourner autour de sa proie. Filmé en gros plan sur Ada, l’image installe la tension entre les deux personnages en soulignant la menace induite par la présence insistante de Baines :
– les regards inquiets d’ Ada vers Baines hors-champ
– l’occupation du premier plan par le bras de Baines en amorce obstrue le cadre de manière intrusive
– le choix d’une faible profondeur de champ met en évidence le sentiment d’insécurité d’Ada associé à l’invasion de son espace physique (le piano) et mental (la musique).
La mise en scène de l’obsession
À l’issue d’une ellipse, un gros plan présente Baines allongé sur son lit dont pend un rideau rouge qui occupe la moitié du champ. Il soulève ce rideau et le contrechamp en raccord sur le mouvement donne à voir le piano en plan subjectif avant qu’un travelling latéral derrière le tissue n’obstrue le regard.
La mise en scène introduit le point de vue de Baines en suggérant son obsession pour Ada : le statut de la musique, qui assure le raccord avec la scène précédente, est passé du son in au son off voire au son subjectif. Par ailleurs, la présence du piano, baigné d’une lumière brumeuse, est fortement théâtralisée par le soulèvement du rideau rouge. Dans cette image à fort caractère onirique, Jane Campion confère au piano le statut d’un objet métonymique d’Ada, exprimant le désir de Baines sur un mode sublimé (la lumière et le tabouret emmailloté comme Ada) comme sa frustration en constatant la barrière qui le sépare d’Ada (le point de vue obstrué à travers le rideau)
La représentation du fantasme
Le plan suivant montre Baines debout, en train de se déshabiller en même temps que la musique disparaît progressivement. La séquence relève ici du striptease, tant la mise en scène, par le cadrage et la lumière notamment, joue avec le plaisir de regarder ce corps masculin en suivant ses mouvements alors qu’il caresse le piano de manière sensuelle. La lumière est à la fois diffuse, comme pour conférer une dimension onirique à la scène, et directionnelle, soulignant sa silhouette et ses muscles, sculptant son corps par des effets de clair-obscur rappelant les peintures du Caravage.
Le trajet effectué par Baines, de son lit à l’arrière du piano, reprend celui de la première partie de la séquence, lorsqu’Ada était présente. En son absence, la scène rejoue le désir de Baines de posséder Ada en recourant au piano comme objet substitutif. De manière complémentaire, on peut analyser la scène comme expression de la volonté du personnage de comprendre le lien particulier qui unit Ada à son piano. En caressant le piano, Baines tente de partager les sensations éprouvées par l’objet de son désir et ainsi de se rapprocher d’elle. La dynamique de la séquence repose donc sur le désir de Baines de surmonter la barrière spatiale, physique et mentale qui le sépare d’Ada par l’investissement fantasmatique du piano.