Jane Campion et la mise en scène du désir féminin
Enfermée dans la maison de son mari, Ada va déplacer sa pulsion érotique pour Baines sur le corps de Stewart. À deux reprises, elle quitte le lit qu’elle partage avec sa fille pour se glisser dans la chambre de son mari, et lui caresser le visage, le torse et les fesses. Stewart n’y est jamais montré en entier, au contraire de Baines dans la scène d’amour, dont le corps nu épouse celui d’Ada, dans un jeu de symétrie et de contraste (entre les volumes et les peaux). L’objet du désir d’Ada n’est pas Stewart, mais ce corps masculin qui lui permet d’explorer son propre désir. En étant ainsi morcelé par la mise en scène, le corps de Stewart est réduit à l’état d’objet érotique. D’ailleurs, toute tentative de sa part de redevenir sujet (en prenant la parole, en exprimant son désir) interrompt immédiatement les caresses d’Ada. A cet égard, ces scènes marquent une rupture avec les conventions du cinéma romanesque associant le désir sexuel et sentiment amoureux pour les héroïnes.
L’influence de Jane Campion sur Céline Sciamma
Céline Sciamma exprime régulièrement son admiration pour Jane Campion et il est aisé de faire des comparaisons esthétiques entre les œuvres des deux réalisatrices, en particulier Portrait d’une jeune fille en feu (2019), qui débute par le débarquement d’une jeune femme en costume sur une plage déserte. Céline Sciamma revendique d’ailleurs cette filiation : « cette arrivée en bateau va clairement main dans la main avec La Leçon de piano.
Pourtant, le lien entre les deux filmographies se noue dès Bande de filles. Comme La Leçon de piano, le film de Sciamma, urbain et contemporain, dépeint le portrait d’une jeune femme qui tente de trouver sa place dans un monde oppressant et très marqué par le patriarcat. Dans les deux films, le personnage principal féminin se réapproprie son propre désir et transforme le corps de l’homme en objet de plaisir (en exprimant leur désir et en caressant le corps de leur partenaire qui reste passif et morcelé – on voit le dos et les fesses). La scène d’amour de Bande de filles fait ainsi écho, esthétiquement et narrativement, à la scène durant laquelle Ada caresse le corps de Stewart, explorant ainsi son propre plaisir. Par ailleurs, les deux femmes sont punies de leur audace dans la suite du film, à mesure que le patriarcat se réinstalle, à chaque fois dans la violence, qu’il s’agisse de celle du frère (Bande de filles) ou du mari (La Leçon de piano).