Présentation de la séquence

La séquence inaugurale d’Incendies annonce le programme du film : un récit qui s’inspire de la guerre civile libanaise pour proposer une parabole universelle sur la circularité de la violence. Le réalisateur recourt dans ce prologue à l’esthétique du clip pour dramatiser une scène de guerre non contextualisée, comme point de départ énigmatique du récit.

Pistes d’analyse
– un premier plan programmatique
– l’effet clip : une rhétorique de l’émotion



Un premier plan programmatique

Le film débute par l’évocation d’un imaginaire du sud : le bruit des cigales sur un fond noir précède l’apparition en fondu enchaîné d’un paysage ensoleillé. Ce long plan fixe d’introduction représente un décor oriental sans indication géographique précise : un immense palmier au premier plan surplombe une vallée à la végétation aride. Par sa longueur et sa fixité, ce plan contemplatif installe un espace non contextualisé, quasi abstrait, qui annonce la dimension de parabole de ce prologue sur la violence tragique du « Sud ».

Le champ s’élargit par un travelling arrière accompagné par une chanson mélancolique en son off, pour révéler un intérieur sombre et délabré montrant des hommes en armes et de jeunes enfants silencieux. Le mouvement de caméra s’arrête en gros plan sur l’arrière de la tête d’un jeune garçon en train d’être tondu par un adulte hors-champ. Les soldats sont maintenus dans l’ombre, à l’arrière-plan ou évoqués par synecdoque : la main tenant la tondeuse valant pour l’embrigadement imposé aux enfants, en référence au célèbre prologue de Full Metal Jacket de Stanley Kubrick. La lenteur du déplacement des personnages et du travelling d’accompagnement, au rythme de la mélopée de Radiohead (« You, and whose army ? ») témoignent d’une volonté de stylisation qui confère un caractère à la fois théâtral et pathétique à cette scène de guerre. Outre sa fonction de révélation à valeur dramatique, le travelling assume dans ce plan une fonction connective associant le paysage et l’embrigadement des enfants, le « Sud » et une violence endémique.

Ressource : prologue de Full Metal Jacket



Une esthétique de l’effet-clip

La suite de la séquence confirme l’inscription de ce prologue dans le registre pathétique par le recours à des procédés de mise en scène relevant de l’effet-clip* :
– primauté accordée à la musique sur les sons diégétiques,
– établissement de correspondances plastiques et rythmiques dans le montage son/image
– compositions visuelles expressives et symboliques
– utilisation du regard caméra

Les sept plans suivants sont ainsi montés cut au rythme du lamento de la chanson, en privilégiant les gros plans répétés sur les visages et les crânes tondus des enfants. Leurs visages sont sales et tuméfiés et leurs regards perdus dirigés vers le hors-champ, au sein de compositions évoquant l’innocence et la vulnérabilité de ces victimes de la guerre. Un travelling gauche-droite au ras du sol vient cadrer les pieds nus des enfants et les bottes des soldats, témoignant de leur assujettissement, comme en atteste par ailleurs le gros plan suivant sur des cheveux coupés tombant à terre. Les talons de l’enfant tondu sont tatoués de trois points noirs, qui font l’objet d’un très gros plan pour en souligner le caractère significatif : il s’agit de la marque de Nihad, dont la recherche constitue le moteur dramatique du film, ainsi porté à l’attention du spectateur sous la forme d’un indice énigmatique.

Ressource : l’effet-clip au cinéma, Laurent Juiller et Julien Péquignot


Rhétorique de l’émotion

L’entrée en scène de l’enfant à la marque fait l’objet d’une très forte dramatisation esthétique. Filmé au centre du cadre en plan américain, son regard-caméra interpelle le spectateur tout au long d’un très lent travelling avant. Le mouvement de la caméra est accompagné par la montée en puissance de la chanson, jusqu’à un gros plan final qui emphatise la colère noire du personnage apostrophant le spectateur du regard. Ce plan témoigne exemplairement de la forte rhétorique de l’émotion mise en œuvre par Villeneuve pour impliquer le spectateur en mobilisant les références visuelles du photojournalisme de guerre, en particulier les compositions expressives de Steve Mc Curry, auteur de la célèbre Afghane aux yeux verts.

Diaporama : l’influence de Steve Mc Curry

Les archives de la douleur

Au rythme de la chanson de Radiohead, un point de montage elliptique en raccord sonore introduit un nouvel espace-temps. Un lent travelling droite-gauche sur une porte blindée entrouverte révèle, par une mise au point, des étagères remplies de dossiers que la dynamique du plan désigne comme confidentiels. Un second travelling parcourt l’espace fermé et géométrique de la salle d’archives pour révéler la présence d’un homme immobile, surcadré par les étagères dont un travelling avant souligne l’état de méditation douloureuse. La mise en relation par le montage visuel et sonore des deux espaces (celui du groupe d’enfants embrigadés et celui de la salle d’archives) désigne le notaire comme le dépositaire de cette mémoire tragique de l’histoire, dont la salle d’archives constitue métaphoriquement le lieu de conservation secret.
L’enveloppe scellée au nom de Nawal Marwan introduit le récit proprement dit en établissant un lien énigmatique entre l’enfant tondu et le nom du personnage, que les jumeaux auront pour mission posthume de découvrir par l’intercession du notaire.