Nuit mutisme
– par Camille BrunelMinuscule (Thomas Szabo, Hélène Giraud).
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Cet article fait partie d’un cycle
Chasse à la panthère, d’Alfred Machin (1909) – 7’
Chang : a drama of the Wilderness, de Merian C. Cooper & Ernest B. Shoedsack (1927) – 69’
War Horse, de Steven Spielberg (2011) – 140’
Minuscule, de Thomas Szabo et Hélène Giraud (2014) – 89’
Le cycle consacré au mutisme animal a lieu de nuit car un renversement symbolique s’y effectue : au lieu d’écouter la parole des humains – occupation maîtresse de nos jours – nous écoutons cette nuit le silence des bêtes. Un court-métrage muet inaugure très simplement cette plongée mutique : dans la Chasse à la panthère tournée en 1909 par Alfred Machin, l’absence de la bande-son n’a d’égale que la cruauté à l’œuvre contre les grands félins qui, à l’époque, pullulent encore. Il y a quelque chose du Cri de Munch, assourdissant de silence, dans ces rugissements sans bruit du fauve entravé dans un piège à loups, qu’un chasseur blanc lâche – on le voit avoir peur – vient achever, plein cadre, d’une balle dans la tête. Le cinéma muet correspond en effet à une époque où rien, ni l’empathie, ni le sentiment de l’écologie, ne vient remettre en question le spécisme des nouveaux conquérants qui s’étaient mis en tête d’avaler le monde par l’objectif de leur nouvel outil photographique.
18 ans plus tard, le son n’est toujours pas apparu, les animaux n’ont toujours pas disparu, mais on en imagine la parole. Dans Chang : a drama of the Wilderness, les futurs réalisateurs de King Kong emmènent fusil et caméra au fond de la jungle indochinoise. Ils y suivent une famille de « bons sauvages », avec laquelle vit un gibbon blanc ; participent aux chasses, capturent un éléphanteau, tout ce qui, dans les cinémas new-yorkais, contribue au mythe d’une nature dont la sauvagerie confine à la stupidité, que l’homme blanc soumet sans risque.
Au milieu de cette débâcle aussi raciste que spéciste, Cooper et Shoedsack se retrouvent malgré eux, à force de filmer les animaux, par en montrer quelque chose. Il est ainsi intéressant qu’au début, installant le personnage du gibbon de compagnie – attaché par une corde à l’intérieur de la maison – ceux-ci s’amusent à placer la caméra à sa place, pour épouser son point de vue. Le changement s’effectue cependant pendant que le singe est pendu tête en bas. En l’absence de son pour rendre audible la différence supposée entre le silence du singe et celui de l’homme, les réalisateurs s’en remettent à l’image pour signifier que le monde vu par le gibbon n’est radicalement pas le nôtre : c’est littéralement le monde à l’envers.
La désinvolture de Cooper et Shoedsack quant au choix de la valeur des différentes vies animales (gibbon aimable, panthère abattable), très occidentale, est poussée à son paroxysme lorsque les personnages extraient d’une cage une myriade d’animaux qui y étaient prisonniers et que les cartons, les uns après les autres, indiquent les mauvaises espèces (un pangolin au lieu d’un fourmilier, un binturong au lieu d’une mangouste) : encore une fois, l’absence du moindre gémissement animal fait de ces créatures des images sorties d’une boîte comme de vulgaires jouets.
L’absence du moindre gémissement animal fait de ces créatures des images sorties d’une boîte comme de vulgaires jouets.
Les cartons dans le cinéma muet permettent également de voir le spécisme intra-animal à l’œuvre. Eléphants, panthères, poissons restent dénués de parole, même écrite ; ils restent des images sans pensée – ou pour être optimiste, ils apparaissent exceptionnellement comme les égaux d’humains auxquels on ne donnerait pas la parole, l’absence de carton faisant office de bâillon. Les intertitres, en revanche, individualisent les primates : « Mama ! Mama ! », appelle un gibbon nouveau-né. Les animaux de compagnie anthropoïdes ont les honneurs de la parole, mais les autres – ceux que l’on tue – ne sont que des formes sans langage.
Cela étant dit, les cartons qui donnent la parole au gibbon sont ici une occasion de le rabaisser. Lorsque les hommes s’acharnent sur un éléphanteau qu’ils veulent attacher à leur maison pour attirer sa mère – scène difficilement soutenable de nos jours – le gibbon perché dans un arbre leur donne des conseils tendant à suggérer qu’il s’est rangé du côté des humains. Son caractère de transfuge en fait quelque chose du traître : « Give him hell, boys ! », dit un carton, ce « Donnez-lui l’enfer » pouvant être entendu au sens propre comme une référence ironique et involontaire à Schopenhauer (« On pourrait vraiment dire : les hommes sont les diables de la terre et les animaux les âmes tourmentées. » ; Parerga et Paralipomena, « Sur la religion », 1851). L’ironie suprême est l’erreur commise par les réalisateurs qui manipulent alors le silence du gibbon : à bien regarder ses expressions, il est clair que ses cris sont ceux d’un singe excité, voire apeuré, par la scène qui se déroule sous ses yeux ; et il est peu probable que le malheureux se soit soudainement rangé du côté de ses geôliers pour les inciter à plus de violence envers un éléphanteau.
Mieux : quelques scènes plus tard, les immondices spécistes qui pourraient traverser la tête des chasseurs se voient plaquées sur des plans du gibbon terrifié : « Take him away, I don’t like his nose ! », peut-on lire. Transposé sur l’animal anthropomorphisé, le spécisme des hommes se fait racisme à peine déguisé, et le pauvre singe, véritable bouc émissaire, se retrouve encore affublé d’un nouveau vice qui lui est bien étranger.
Il faudra attendre Koko, de Barbet Schroeder – déjà croisé au fil de cette programmation – pour voir le texte à l’écran transcrire fidèlement les paroles d’un grand singe : à plusieurs reprises, dès que Penny Petterson ne se donne pas la peine de transcrire le langage des signes employé par la petite femelle gorille, les sous-titres prennent le relais. Comme on l’a déjà noté, le documentaire de Barbet Schroeder sort trois ans à peine après le début du mouvement de Libération animale amorcé par Peter Singer en 1975 ; que le mutisme animal ait pris à ce moment-là un nouveau tournant n’est peut-être pas un hasard.
La nuit avance ; on ne s’endort pas. En 2011, Steven Spielberg sort War Horse : si c’est loin d’être la première fois que le règne non-humain occupe le cœur de ses films (Les Dents de la Mer, Jurassic Park, tous ses films d’extra-terrestres), c’est la première fois que la caméra en épouse le point de vue de façon aussi systématique. Cela commence dès les dix premières minutes, sans une ligne de dialogue, où la musique fait tout, où la perception des plaines du Devon par le spectateur, débarrassé d’une exposition faite par langage humain, est alignée sur celle du cheval. On est plutôt du point de vue de l’adolescent côté images, mais côté son, Spielberg se place entièrement dans une perception non-intellectuelle du réel, entièrement portée par la sensibilité de la musique – soit un peu moins humaine, un peu plus animale (ou un peu plus enfantine, mais c’est une autre question).
Avec War Horse, Spielberg réalise l’un des premiers films du nouvel animalisme hollywoodien, suivi par L’Odyssée de Pi, Noé, et toute une kyrielle de films de jungle dont nous parlerons plus tard. Les animaux de War Horse parlent tous sans parler : du cheval au jars, ils peuvent être compris en étant regardés ; il arrive même qu’un insert sur un cheval dont on attend qu’il réponde « non » de la tête à son maître se passe du moindre mouvement de tête de l’animal : on sait ce qu’il veut dire sans plaquer sur lui de communication humaine, sans qu’aucun dresseur ne lui ait intimé l’ordre de mimer un refus humain.
Les animaux de War Horse parlent tous sans parler : du cheval au jars, ils peuvent être compris en étant regardés.
Âgé de 13 ans de plus que Spielberg, Alain Cavalier s’est tourné vers le cheval avec Le Caravage, documentaire d’1h10 sans la moindre parole sur la symbiose unissant Bartabas à un cheval nommé d’après le peintre – suggérant par là que la responsabilité de la création est partagée, sinon entièrement accaparée par l’équidé (on se souvient d’un phénomène similaire avec Roar, qui précisait que les félins avaient eux aussi participé au scénario). Moyennant la venue d’Alain Cavalier au terme de la projection de War Horse, un débat pourra avoir lieu sur la représentation du cheval : rôle du muet, du silence ; nous pourrons, pourquoi pas, excéder les limites de la discussion cinématographique et se demander en quoi les caméras contemporaines captent du langage corporel équin ce que les chronophotographies d’Etienne-Jules Marey n’avaient fait qu’esquisser, il y a plus d’un siècle.
Il sera alors très tard, et il n’y aura pas trop d’un dessin animé pour nous garder les yeux ouverts. Sorti en 2014, accessoirement César du meilleur film d’animation, Minuscule est inspiré d’une série pour enfants créée en 2006 par les deux réalisateurs du film, Hélène Giraud et Thomas Szabo, dont les héros sont de petits insectes aux grands yeux ronds, animés par ordinateur, puis incrustés dans des décors réel. Comme chacun des courts épisodes de la série, le film entier est muet.
Dans Minuscule les fourmis parlent en morse en frottant leurs antennes l’une contre l’autre : conférer aux animaux des pouvoirs positifs est assez rare, et dénote d’une reconnaissance de l’intelligence non-humaine, à défaut d’une connaissance de celle-ci, qui va au-delà de la simple représentation de leurs « instincts ». La représentation de la fourmi est certes à la limite de l’anthropomorphisme – oui, le morse est une invention humaine ; mais combien d’inventions humaines sont inspirées du monde animal ?
Minuscule marque par là une révolution : il y avait déjà eu des films de fourmis pour enfants par le passé – à Hollywood notamment, Dreamworks avec Fourmiz fin 1998, Pixar avec 1001 Pattes début 1999 – dans les deux cas cependant, les fourmis parlaient. Pas dans Minuscule, où aucun animal ne parle – ni le lézard, ni l’araignée, ni les coccinelles. Après des décennies de films où les animaux étaient généralement bavards (de Babe à L’Incroyable Voyage en passant par Stuart Little), les films (même pour enfants !) les représentent de moins en moins alourdis par le langage humain – côté cinéma pour adultes, cela donne le cheval de War Horse, le chien de White God, le tigre de L’Odyssée de Pi – pour n’en citer que quelques uns. L’anthropomorphisme s’estompe : l’accent est remis sur les façons non-humaines de s’exprimer.
L’apothéose de cela, c’est Au Cœur de l’Océan, adaptation de Moby Dick par Ron Howard sortie fin 2015. Le cachalot n’y est plus un monstre entêté, comme dans ses représentations précédentes, mais un individu tiré d’un groupe (femelle, petits, aperçus à quelques reprises). Le point d’orgue du film voit la bête et le chasseur échanger un regard, échange d’intelligence à intelligence qui voit la paix s’établir, et fait écho à l’échange des regards entre Owen Grady et son vélociraptor à la fin de Jurassic World. Mais chez Colin Trevorrow, il était encore possible de deviner ce que se disaient les dinosaures lorsqu’ils discutaient entre eux : dans Au Cœur de l’Océan, ce n’est plus le cas du tout. On entend cliqueter les cachalots, qui parlent leur langage ; on ne les comprend pas – mais on les écoute quand même.