Critique

Mécaniques célestes

par David Vasse

Ma Loute (Bruno Dumont, 2016).

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Cet article fait partie d’un cycle

Depuis Cannes, Maud Wyler livrait son sentiment sur le nouveau film de Bruno Dumont. Pour sa 10ème prise en DV, David Vasse livre le sien, sa Loute.


Vu au Lux le 13 mai 2016.

Un virage ne change pas la route. Celui, sidérant, qu’avait amorcé P’tit Quinquin dans la trajectoire de Bruno Dumont n’avait rien d’un adieu à ce qui précédait, simplement il équarrissait le volontarisme d’un cinéma très tôt adossé à une conception vaguement théorique de la lutte intérieure de l’homme et de la bête afin d’y extraire sa part la plus grand-guignolesque. De cette extravagante entreprise de vivisection du mal en plein soleil éclatait le penchant enfin assumé pour ce qui résulte d’une conjonction serrée entre l’effroi et le rire. Jusque là, Dumont n’osait pas, privilégiait la première composante à la seconde, celle-ci souffrant sans doute d’être refoulée par l’autorité un peu hautaine d’une signature qui, comme on dit, en impose. Devant tant de sérieux dans le spectacle de l’intolérable à la source duquel se nourrissait la passion des humbles, il ne venait à personne l’envie de rire, ou bien de manière suspecte, par inadvertance, plus ou moins contre les personnages.

Soudain, P’tit Quinquin débridait tout, complétait le tableau en exacerbant l’alliance propre au grotesque du tragique et de la farce, de l’angoisse et de la grimace, du sordide et du carnaval. Tous ont applaudi l’audace d’un tel exploit, la fulgurance d’un tel saut copernicien, quelque chose comme un eurêka sans retour possible à l’humanité de Jésus. Aimant répéter, à ses débuts, vouloir faire des films pour chercher ce qu’il ne sait pas, Dumont donnait tout à coup le sentiment d’avoir trouvé l’endroit du plein épanouissement de son art, et cela sans le vouloir ni le préméditer dans la mesure où il n’avait fait que répondre à une proposition d’Arte.           

Ma Loute nous arrive aujourd’hui sur la lancée de ce météore, confirmant, à l’échelle d’un film, la nouvelle santé d’un cinéaste tout heureux de remettre à profit les salutaires découvertes permises par la série et de déplacer définitivement sa pratique des intensités contraires vers une exploration soutenue du phénomène comique, terme hautement préférable à celui de situation ou de convention. Il est admirable de voir comment Dumont ne s’embarrasse d’aucun scrupule ni d’aucune bienséance vis-à-vis de la vraisemblance pour porter à des sommets d’incongruité et de bouffonnerie l’excessivité des croisements par laquelle il travaille l’origine médiévale du grotesque. Les Van Peteghem, grands bourgeois décadents, et les Brufort, pêcheurs gloutons, ne sont absolument pas représentés selon les standards d’une banale lutte des classes dont Dumont n’a manifestement cure (paresse critique que de réduire le sel de son film à une confrontation de deux univers hétérogènes l’un à l’autre, les riches et les pauvres, les snobs et les arriérés). Là n’est pas l’enjeu. Les deux familles ne s’opposent pas, elles entretiennent chacune leurs déviances, partagent plus d’une outrance, elles cohabitent dans un même territoire, tout juste séparées par une baie à traverser. Elles dépassent largement les catégories sociales pour ne plus fonctionner que comme deux organismes complémentaires et pathogènes au cœur d’une unité topographique agitée de secousses métaphysiques. 

A l’image de Billie, de deux sexes pour un même corps, les Van Peteghem et les Brufort forment deux extrémités compatibles dans l’hébétude horrifique, l’inertie régressive et les postures triviales (par terre ou sur une sculpture à épousseter, on crache tout pareil, avec un gigot trop cuit ou des morceaux de viande humaine, on mastique idem, etc.). En parallèle ou face-à-face, ils communiquent une même façon de se tenir ici bas en une présence profondément inassignable, irréductible à des archétypes culturels qui eurent plus volontiers alimenté les ressorts d’une comédie sociale sans surprise. Tout comme il est question de transgresser, à travers l’étonnant personnage de Billie, la question des genres sexuels, Ma Loute subvertit toutes les hiérarchies, tous les codes génériques pour ne s’abandonner qu’à l’ivresse démentielle du mélange et de l’hybridation. Ma Loute n’est pas ce qu’on peut appeler une comédie, c’est un film qui multiplie les points de friction par lesquels le comique, au-delà des circonstances scénaristiques, est mis à feu. On ne rit pas de l’histoire, on ne rit même pas de la scène mais de ce qui en elle se produit, étincelle ou slow burn, au-dessus du vide et de l’insignifiance. Résultat : on ne rit pas tous en même temps ni au même endroit (en cela Dumont est fidèle, mais autrement, à l’idée qu’un spectateur est toujours en mesure de voir dans une image ce qu’un autre ne verra pas). 

Le travail de Dumont vise à briser le réalisme en faveur d’une célébration de l’étrangeté et de la pure fantaisie.

C’est par là que le film retrouve la force archaïque du grotesque, celle que Victor Hugo (cité d’ailleurs par André dans son discours de remerciements lors de l’inénarrable garden-party au Typhonium à la fin du film) établissait comme la clé de voûte de son esthétique romantique, à savoir une alliance de régimes de représentation contradictoires qui, au lieu de s’exclure, participent à la réhabilitation du monstrueux et du difforme, dans la grande tradition populaire de la farce du Moyen Âge que l’on jouait en amateur et en plein air sur fond de jeu de massacre entre maîtres et serviteurs. Il faut justement saisir le travail de Dumont avec ses vedettes, toutes stupéfiantes, à la lumière des théories de Meyerhold sur le jeu de l’acteur grotesque au théâtre, celui-ci consistant à briser le réalisme en faveur d’une célébration de l’étrangeté et de la pure fantaisie, jusqu’à faire triompher les caractères les plus dissemblables, les attributs les plus antinomiques. 

Voilà pourquoi il est idiot de médire sur la fausseté ou la caricature à propos du jeu de Luchini et de Binoche. Leur composition atteint une telle limite d’artificialité qu’elle contribue à faire basculer chaque scène dans un gouffre d’inconfort effrayant propre à décourager le moindre réflexe d’identification. D’où la sensation de les revoir à zéro, comme sortis d’une glaise fertile entre les mains d’un sorcier réussissant le tour de force de les réinventer, de les renverser au nom de la plus incroyable des métamorphoses. Vertige de l’inconnu pour des acteurs chevronnés à égalité avec la maladresse des amateurs, les uns et les autres soumis à une même logique de décapage conjuguée à la rugosité des temps anciens.  

Mais le vrai événement de Ma Loute tient à la réjouissante souveraineté avec laquelle Dumont règle aujourd’hui la question du mystère sur terre, cet appel de la grâce que ses personnages cherchaient autrefois à déceler en de brèves séances de contemplation médusée. La nature était cette étendue en plans larges par quoi l’invisible signalait sa présence à qui tremblait de pouvoir la ressentir au plus profond de lui-même au comble de ses épreuves. Désormais, la seule révélation consistera à démystifier les traces toujours improbables d’un sacré de proximité en échange d’une stupeur bien plus terre-à-terre provoquée par un excès du voir et du non voir. Conforme à son désir, maintenant bien établi, de lâcher les chevaux de l’excentricité, Bruno Dumont opte délibérément pour une annulation complète du silence des dieux et des sourdes invocations logées entre deux nuages. Fini la dialectique brumeuse du visible et de l’invisible, du salut obtenu par la croyance d’un entre-deux. Dans Ma Loute, c’est le grand écart entre l’un et l’autre qui importe, entre le « circulez, il n’y a rien à voir » et le « je n’en crois pas mes yeux ». 

Ma Loute / Hors Satan (Bruno Dumont, 2011).

Ma Loute / Hors Satan (Bruno Dumont, 2011).

Dans un film où il n’est question que d’observer, de regarder, d’être témoin, l’invisible ne fait plus lever la tête, c’est la faillite instantanée des choses visibles qui conduit les personnages à se la gratter. Depuis P’tit Quinquin, l’enquête (policière) se substitue à la quête (spirituelle), l’interrogation au doute. Présentées comme mystérieuses par l’inspecteur Machin et son adjoint Malfoy, les disparitions sont simplement dans la nature, et même dans la nature technique du cinéma, soit une simple affaire de raccord. Une femme à l’ombrelle jaune court affolée sur la plage, plan suivant on retrouve l’ombrelle sur un chemin. Mais où est passée la femme ? Plus loin, une autre se déshabille sur une plage de nudistes près d’un parasol bleu. Les deux policiers l’observent du haut des dunes puis se ravisent par conscience professionnelle (« on n’est pas des satyres, Malfoy »). Mais quand même c’est leur boulot de surveiller. Ils se remettent en poste mais la femme n’est plus là, seul subsiste dans le plan le bleu du parasol. C’est bien dans la collure que les choses disparaissent, c’est le découpage le plus élémentaire qui les subtilise au regard. Plus besoin de croire dans l’unité étale du plan que le mystère pointe quelque part ou brille au contraire par son absence. De toute façon, comme le dit André, à force de voir une « belle vue », on ne la voit plus. Ou encore, selon l’Eternel, à force de transporter les bourgeois, on ne les distingue plus. Si aujourd’hui le cinéma de Dumont décolle, c’est aussi pour cette raison : entre le mystique et le mécanique, binôme jusque-là insécable dans ses films, c’est le mécanique qui l’emporte, c’est le primat du concret poussé à l’extrême qui conditionne un autre type de transcendance par l’absurde et l’élan poétique.                                                 

« Quand je ne trouve rien, je gonfle », confie l’inspecteur Machin à son adjoint. Phrase dite en passant mais qui suggère le mieux la nouvelle passe du cinéma de Dumont. En gros, s’il n’y a rien à voir, c’est qu’il n’y a rien à trouver, rien à élucider. Les choses disparaissent ou échappent aux apparences, c’est comme ça. Ce n’est pas avec un dérisoire petit drapeau rouge fiché dans le sable que l’homme de loi pourra se hisser à la hauteur de l’énigme. Tant mieux car demeurer bredouille du sens est sans doute la meilleure façon de s’emplir d’une grâce aérophage, loin des visions et des prières. Littéralement, Dumont se libère du sous-texte spiritualiste, de la signifiance supérieure au-dessus des suppliciés. De même qu’il s’affranchit du devoir de rendre des comptes au social. Joie que de le voir ainsi continuer à solder les oripeaux de la Passion pour le pur plaisir des contrastes et des interprétations. Isabelle se met à léviter du haut d’une falaise. Qu’est-ce que c’est ? Un miracle pour André, un courant d’air pour Machin. Les deux se tiennent si on veut, pas si on y croit. L’important est de ne rien fixer. En réalité, le film est à l’image de Machin qui s’envole à la fin : heureux de n’avoir rien résolu, de ne plus se soumettre à l’empire des signes, il enfle et largue les amarres. Trouver qu’il n’y a rien à trouver, voilà où en est Dumont et c’est une bonne nouvelle. 

Trouver qu’il n’y a rien à trouver, voilà où en est Dumont et c’est une bonne nouvelle.

Avant chez lui, il fallait combler le vide du ciel en y projetant ses tourments dans l’espoir d’un salut ou d’une consolation. La skyline s’affichait réceptacle de toutes les illuminations. Cette fois rideau. Depuis deux films, l’azur est squatté par bien plus lourd : un hélicoptère, une vache (le début de P’tit Quinquin), une bourgeoise coincée et un commissaire obèse ! De l’attraction divine, le ciel est passé du côté de l’attraction foraine. L’extase est devenue ludique, l’élévation un truc merveilleux à la Méliès. Ancien bloc de stigmates christiques, le corps se fait désormais ballon de baudruche et l’horizontalité sainte laisse place à la verticalité mécanique (pas pour rien que le film se situe en 1910 et qu’abondent comme jamais chez Dumont les contre-plongées). Au « c’est quoi c’bordel !? » répété dans P’tit Quinquin succède un « c’est quoi c’machin !? » tout aussi iconoclaste. Il n’est décidément plus temps de se poser la question de Dieu dans l’expérience profane, plus urgent est de se demander ce qui cloche au pays des humains, ces drôles de créatures.

La référence au divin dans Ma Loute constitue un argument de désacralisation avancée, quasi ironique. Autrefois matière à invocation indicible, il n’est plus que commentaire emphatique dans la bouche de bourgeois ébahis par la beauté des paysages (dans son exaltation, Isabelle fait parfois songer au personnage de Juliette dans Partie de campagne de Renoir). Le divin ne se cache plus, il se nomme. Et en nommant, les bourgeois possèdent ce qui les entoure. C’est là, au niveau des paysages, et nulle part ailleurs, et encore moins je le répète dans une vaine lutte des classes, que se joue la vraie distinction entre les Van Peteghem et les Brufort. Les premiers sont devant le paysage, se gargarisant de superlatifs comme devant un tableau accroché au salon. Lorsqu’à son arrivée au Typhonium, Aude s’exclame : « C’est un superbe paysage que vous avez là », il faut prendre le verbe avoir au sens premier de la possession, en lien avec un principe de civilisation selon lequel un paysage est une construction culturelle, l’objet d’une spéculation, un acquis de classe. Les seconds, eux, sont dedans, sachant le traverser et le faire traverser. Les pieds et les mains dans la vase, ils ne sont pas dans la prétention de le voir pour faire corps avec lui. Ils sont dans la nature comme la nature est en eux. 

Un paysage c’est divin pour les Van Peteghem, pour les Brufort c’est normal. Avoir un paysage et être dedans sont deux modalités de comportement dont Dumont, comme le reste, organise le côtoiement oblique et dynamique. Encadrée par les riches, cadrée par et pour ses figures minérales, la nature ne fait plus parler autrement que par la nullité de ce qu’elle inspire chez ceux qui en usent. Aquarelle pour les uns, lieu de travail pour les autres, surface pleine de trous pour les flics, elle n’est plus cette amplitude monolithique, noble et imprenable, vigie immense du sort des martyres. Tour à tour jeu de pistes et rivages primitifs, promesse de gags et recueil d’émotions suspendues (sans exception toutes les scènes entre Ma Loute et Billie), la baie et ses environs suscitent une variété d’approches intuitives dans la mise en scène qui contribue à donner au cinéma de Dumont plus de souplesse et de respiration.         

Bref, avec Ma Loute, l’essai de P’tit Quinquin est largement transformé. Il est exceptionnel de voir un cinéaste aussi confiant dans le retournement qu’il a lui-même opéré au sein de son système, aussi à l’aise dans le culot qu’il s’accorde. Tout lui est permis à présent. Toutes les directions sont bonnes à prendre. En ne reculant devant aucune occasion d’expérimenter le choc des extrêmes sans chercher à capitaliser ses réussites au crédit d’un statut d’auteur dont de toute façon il se moque, Bruno Dumont est en train de réaliser la plus belle des synthèses du cinéma français, un cinéma à la fois élitaire et populaire, opaque et irrésistible, grave et complètement fou. Qui l’aurait cru ?

A suivre.

Ma loute.

Ma Loute.