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Le 27 août dernier, le cinéaste Patrick Wang venait au Café des Images rencontrer le public à l’issue de la projection des Secrets des autres. La retranscription intégrale de la discussion est disponible sur la revue. L’écrivain Arno Bertina était présent dans la salle.
Ce texte est disponible dans une traduction anglaise.
On aime parfois chez les autres ce qui nous est étranger, par quoi telle ou telle personne résiste, et à d’autres moments ce qui dessine un lieu commun entre elle et nous, un certain rapport au monde, par exemple, ou un même désir de monde. Je ne connaissais rien du cinéaste Patrick Wang lorsque je suis venu assister à la projection des Secrets des autres.
Au cours de la présentation du film, j’ai appris que Patrick Wang s’employait à décrire la famille telle qu’elle se bricole aujourd’hui. Dès le début du Secrets des autres, je fus de fait surpris par l’enchaînement des scènes car elles agitaient les spectres de personnages recyclés en permanence par les comédies idiotes (la petite fille qui ne fait que des bêtises et met tout le monde en danger, la grande sœur inconnue qui débarque enceinte, des parents au bord de la crise de nerfs, etc.). Qu’une œuvre ambitieuse ne cherche pas d’emblée à parler une autre langue, qu’elle se reconnaisse d’abord un terreau commun à d’autres œuvres – terreau qu’on pourrait nommer « l’époque » ou « l’air du temps » – m’a tout de suite plu, intrigué.
Puis une sorte de lenteur et de dépouillement, manifestes, m’ont tout de suite fait comprendre que le montage n’était pas là pour hystériser un scénario balourd. En étant très visible, il devient vite la voix off du film, son commentaire. Si la famille se bricole, s’invente, se recompose, s’adapte à l’homosexualité par exemple, comment voulez-vous qu’elle puisse se raconter selon des schémas narratifs issus d’un temps (le XVIIIe et le XIXe siècle) et d’une classe sociale (la bourgeoisie) qui imposa les schémas familiaux qui explosent depuis une vingtaine d’années ? Qui imposa des lignes droites faisant de tout roman un roman de formation ignorant le sur-place, la boucle, les va-et-vient temporels, tout ce qui déformera, sera matière à suspension du temps pour examen, etc. ? Cet effort vers le style m’a particulièrement intéressé, enthousiasmé.
Dans mes livres, je crois chercher à déplacer ou à ouvrir de la même façon certaines formes héritées (du roman, du récit). Les accidents narratifs (nombreux dans les livres de Claude Ollier, par exemple[1]), Patrick Wang les assume, les recherche. Au spectateur qui lui demande pourquoi, dans le face à face entre Gordie et Jessica, cette dernière est remplacée, le temps de trois phrases, par un acteur qu’on n’avait pas vu jusque-là, et qu’on ne reverra pas, Patrick Wang répondra que cette bizarrerie, incompréhensible à ceux qui n’ont pas lu le livre (ce qui n’est pas exact à mon avis. J’avais une hypothèse, j’ai entendu des spectateurs avoir la même, sur le parvis du Café des Images, plus tard) est un moyen d’obliger le spectateur à déployer plus d’attention à ce qui se joue dans le face à face. Aller donc jusqu’à l’injustifiable (scénaristiquement) ou jusqu’à des figures peut-être kitsch (je pense à l’un des tout derniers plans : sur le mur de la cuisine désertée s’ouvre une sorte de fenêtre qui s’agrandit au fil de la scène, où l’on voit toute la famille au parc) qu’il tente parce qu’il faut tenter, parce qu’il faut multiplier les formes pour essayer de capter par tous les biais ce qui s’invente dans les rapports entre les individus, parce qu’on n’a jamais assez d’outils et que, même s’ils ont quelque chose de grotesque ou de bizarre, ils peuvent servir, ce faisant, justement. S’il n’y avait que des figures nobles, ou à la mode, dans un récit, comment décrire nos ridicules ? Comment supporter que l’œuvre reste noble formellement quand ce qui est traqué chez l’homme est justement d’une autre nature ? Avant l’artiste lui-même, l’œuvre doit se salir les mains – qu’il s’agisse des images matricielles (de son inspiration) ou des phrases qui vont la constituer, pas à pas. « Une maxime brechtienne : ne pas partir des bonnes vieilles choses mais des mauvaises choses nouvelles.[2]»
Je me retrouve dans ce désir de confier au montage toute l’intelligence du geste, en l’assumant jusqu’au fait que la phrase en sorte cabossée ou syncopée. La phrase (le cours du récit ou du film) fait des angles. Elle devient rugueuse, à l’image des Secrets des autres qui se détourne de beaucoup de séductions traditionnelles (des plans très esthétiques, un cadre ouvert, etc.) pour en gagner une plus grande : celle de ce point d’altitude où l’ensemble d’un film emporte l’enthousiasme quand aucun des plans ou des scènes qui le composent ne suffisait à susciter cet enthousiasme. Le dernier plan voulu par Wang résume tout mon propos : la cuisine, toujours déserte, s’inonde de lumière et gagne en blancheur. Le sens de cette lumière à cet instant du film a quelque chose de lourdement symbolique, c’est un poncif un peu sucré mais on sait gré à Patrick Wang de vouloir tout faire vivre. Cette intention stylistique devenant magnifique dès lors qu’il s’agit de décrire l’impalpable – un enfant mort-né qui plusieurs mois après l’accouchement traumatisant continue de défaire les liens d’une famille qui ne s’est pas assez occupée de cette âme errante. Il faudra en passer par la magie d’une cérémonie – celle que filme Patrick Wang, comme son film lui-même, à l’évidence.
[1]Claude Ollier fut par ailleurs un très grand cinéphile (Gallimard et les Cahiers du cinéma ont rassemblé une grande partie de ses articles dans le recueil Souvenirs écran). Un des premiers il salua le génie de David Lynch en qui il voyait une sorte de frère puisqu’il tentait dans le cinéma ce que lui tentait dans le champ de la narration depuis le milieu des années 70, avec notamment Une histoire illisible.
[2] Essais sur Brecht, Walter Benjamin, La Fabrique, 2003.
Dernières œuvres parues par Arno Bertina : Je suis une aventure (Verticales 2012), Numéro d’écrou 362573 (Le Bec en l’air 2013), Des lions comme des danseuses (La Contre allée 2015).